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Les secrets de la réouverture de Notre-Dame de Paris : Rachida Dati et l'affaire des vitraux, ces millions en suspens

A quoi songeront-ils, le 7 décembre, au moment de franchir l’un des trois portails, de fouler enfin les carreaux noirs et blancs de la nef, de lever les yeux vers la pierre, claire comme elle ne l’a jamais été ? Se remémoreront-ils ce soir du 15 avril 2019 quand, depuis le parvis, ils regardaient Notre-Dame de Paris brûler ? Auront-ils une pensée pour le général Georgelin, décédé à l’été 2023 après avoir impulsé la restauration de la cathédrale en un temps record ? Ou se laisseront-ils simplement porter par le moment, unique dans leur vie de président de la République, d’archevêque de Paris ou de responsable de chantier ? Certains, déjà, se projetteront sur l’après, sur les travaux non terminés, sur les querelles non résolues.

Car il ne suffit pas d’avoir tranché les derniers réglages de la cérémonie de réouverture, en particulier le lieu de la prise de parole présidentielle, ni d’avoir garanti l’accès du public à la cathédrale, plusieurs questions agitent encore les couloirs de l’Elysée et les bureaux de la rue de Valois, les dîners de mécènes et les réunions d’amoureux du patrimoine. Pour que l’image de la réouverture de Notre-Dame soit belle, ils ont mis temporairement leurs différends en sourdine. Mais le sujet des vitraux contemporains, des sommes à trouver encore alors que 840 millions d’euros ont déjà été dépensés n’en ressurgiront qu’avec plus de fracas après le week-end de festivités. La suite de notre enquête dans les coulisses de la réouverture de Notre-Dame de Paris.

3. "Il ne reste plus qu’à espérer que ce soit un chef-d’œuvre"

A l’automne, le gouvernement Barnier doit bâtir en hâte un budget pour 2025. Consigne est donnée à tous les ministères de trouver des pistes d’économies ; la France vit au-dessus de ses moyens, il faut réduire les dépenses. Dans le bordereau récapitulatif du ministère de la Culture, un facétieux fonctionnaire glisse une ligne qui fait sourire ceux qui voient passer le document : il suggère de renoncer au projet de vitraux contemporains à Notre-Dame de Paris et aux provisions envisagées dans cette perspective. Le secrétariat général du gouvernement, qui n’a aucune envie de se fâcher avec l’Elysée sur le sujet, efface discrètement la proposition, mais le geste est révélateur de la sourde guerre que mène une partie de la Rue de Valois contre le projet présidentiel et contre sa propre ministre, Rachida Dati.

Tout commence en décembre 2023 lorsque Emmanuel Macron annonce, à l’occasion d’une visite sur le chantier, qu’il est favorable au remplacement, dans six chapelles de la nef, des grisailles créées par l’architecte Eugène Viollet-le-Duc par des pièces contemporaines. La fronde est quasi immédiate. Pétition à plus de 140 000 signatures, tribunes dans les journaux, mobilisation des réseaux des uns et des autres, en quelques jours se rejoue la querelle des Anciens et des Modernes. L’Elysée, qui sent un vent mauvais se lever, laisse entendre qu’il n’a fait que répondre à une demande du diocèse. Ce dernier, qui n’est pas réputé pour son attachement patrimonial et a déjà bien d’autres objets de tiraillement avec le pouvoir, accepte de bonne grâce d’endosser la paternité du projet.

Personne n’est dupe, c’est bien rue du Faubourg Saint-Honoré que sont prises les décisions. Volonté d’imprimer sa marque sur un monument qui, sans lui, n’aurait jamais repris vie en cinq ans, esprit de revanche pour avoir dû rebâtir à l’identique quand certains auprès de lui rêvaient d’apporter une touche très contemporaine, ou simple caprice d’un prince sans majorité qui refuse l’oubli ? Le monde politico-artistico-religieux se perd en conjectures pour comprendre l’obstination d’Emmanuel Macron. A ses côtés, un homme exerce une grande influence : Bernard Blistène, ancien directeur du Centre Pompidou, que beaucoup pensaient retiré des affaires publiques. Il est un proche du couple présidentiel. On l’a vu au côté de Brigitte Macron dans des expositions ou au Mobilier national, il était aussi le grand ordonnateur de la commande publique de 30 millions d’euros à de jeunes artistes lancée dans le plan de relance post-Covid. Le voici désormais "président du comité artistique chargé d’accompagner la création des vitraux". Un comité qui passe outre toutes les règles en matière patrimoniale.

Les opposants se frottent les mains tant ils ont d’arguments. Ils citent la charte de Venise, signée par la France en 1964, qui prévoit qu’on ne remplace pas des œuvres anciennes en bon état par de plus récentes. Ils se réjouissent du texte de l’Académie des Beaux-Arts, lancé à l’initiative d’Adrien Goetz, qui rappelle ces grands principes. Ils applaudissent lorsque les grands mécènes font savoir qu’ils ont payé pour déposer et nettoyer les vitraux de Viollet-le-Duc et ne comprendraient pas qu’on utilise leur argent à la création de nouvelles pièces. Didier Rykner, qui dirige la Tribune de l’art, devient la figure médiatique de la fronde. L’homme irrite souvent, certains le soupçonnent de choisir ses combats en fonction de ses intérêts propres, mais cette fois, peu importe, sa pétition constitue une formidable caisse de résonance, on se rassemble autour de lui.

La pétition passe de 140 000 signatures à 240 000

Alors qu’elle s’est stabilisée aux alentours de 140 000 signatures et que l’Elysée feint l’indifférence, un épisode lui donne un nouveau souffle. En juillet 2024, la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture (CNPA) se penche sur les vitraux de Notre-Dame. L’instance, composée de fonctionnaires de la Culture, d’experts et de représentants d’associations, rejette à l’unanimité le projet. L’avis n’est que consultatif, mais ceux qui connaissent la CNPA comprennent immédiatement l’ampleur du séisme. Ce jour-là, les représentants du ministère ont reçu consigne de voter pour le projet. Lorsque la réunion commence, Jean-François Hebert, le directeur des Patrimoines et de l’Architecture, présent en personne, qui sent la révolte gronder dans ses troupes, propose aux fonctionnaires de quitter la salle s’ils ne veulent pas prendre part au vote, manière habile de leur offrir une porte de sortie. Tous restent et votent contre les vitraux contemporains. Contre l’avis de Rachida Dati. Lorsqu’elle l’apprend, la ministre de la Culture passe quelques coups de fil pour faire connaître son courroux. Elle est d’autant plus en colère que l’avis de la CNPA n’a pas été sollicité par le ministère, la Commission a pris l’initiative de s’autosaisir. Pour la Rue de Valois, c’est un camouflet.

Qu’à cela ne tienne, quelques semaines plus tard, le ministère de la Culture annonce que le processus de sélection des artistes se poursuit. Rachida Dati sait qu’elle n’a que des coups à prendre en lâchant le projet présidentiel : en devenant ministre, elle a lié son sort à celui d’Emmanuel Macron. Dans le VIIe arrondissement de Paris dont elle est maire, l’Eglise pèse d’un poids certain et sera un précieux soutien dans sa future conquête de l’Hôtel de Ville. En mars 2024, pour les 150 ans de la paroisse Saint-François-Xavier, elle pose avec l’archevêque et tweete tout sourire "une magnifique messe célébrée par @Mgr Ulrich". En privé, lorsqu’on l’interroge sur les raisons de son soutien au projet de vitraux, elle répond d’une pirouette : "Comment voulez-vous que je refuse quelque chose à Mgr Ulrich, un homme qui prie pour moi tous les jours ?"

L'archevêque de Paris Laurent Ulrich lors d'une conférence de presse avant la réouverture de la cathédrale Notre-Dame, au Collège des Bernardins à Paris le 13 novembre 2024

L’annonce du ministère de la Culture relance les oppositions. En quelques jours, la pétition de Didier Rykner recueille 100 000 signatures supplémentaires. Un homme ne l’a pas signé, mais manifeste son mécontentement. Le plasticien Pascal Convert, qui s’était porté candidat, jette l’éponge. Quelques jours plus tard, son associé maître verrier et lui reçoivent un courrier signé de Philippe Jost et Bernard Blistène regrettant "vivement cette décision", "d’autant que nous connaissons son intérêt et son investissement personnel pour la cathédrale Notre-Dame de Paris". Pascal Convert persiste, il refuse de participer à une procédure qui ne respecte aucune règle. Pour beaucoup, les jeux sont faits, tout cela n’est qu’une mascarade. La sélection de Daniel Buren pour des vitraux figuratifs, lui qui n’en a jamais fait mais a réalisé la verrière du jardin d’hiver de l’Elysée, n’en est-elle pas la preuve ? L’association Sites & monuments se prépare à une bagarre juridique en s’appuyant sur la législation en matière de protection des monuments historiques.

En attendant, les artistes ont déposé le détail de leur projet au début du mois de novembre, et la sélection s’affine. Au Château, un conseiller murmure : "Ça se fera, on ira jusqu’au bout, il ne reste plus qu’à espérer que ce sera un chef-d’œuvre."

4. Et voilà qu’il faudrait encore payer ?

Voilà quelques jours seulement que l’intérieur de la cathédrale est prêt à accueillir du public. Tout s’est fait dans la précipitation pour que soit tenu le délai de cinq années fixé par Emmanuel Macron. Depuis l’été, il a fallu enlever les échafaudages de la croisée du transept, terminer les accès pompiers, poser une partie du dallage calcaire sur le petit parvis, réinstaller le trésor et les Mays évacués après l’incendie. Il y a eu des imprévus, le sol intérieur était plus abîmé que prévu, les deux tiers des dalles ont dû être remplacées. Eclairage, sonorisation, le diocèse n’a eu que quelques jours pour tester une "marche à blanc". Quelques-uns s’en inquiètent : la maîtrise, qui accompagnera les cérémonies de ses chants sacrés, n’a eu que peu d’occasions de répéter in situ. Jean-Charles de Castelbajac, qui a imaginé les vêtements liturgiques et les 120 bannières arborées par les paroisses de Paris, a prévu de rester en coulisses pour s’assurer de l’effet produit par ses créations.

840 millions d’euros, jamais collecte n’avait suscité un tel enthousiasme. Dès les premiers jours qui ont suivi l’incendie en avril 2019, les donateurs affluent. Il y en a de petits, plus de 340 000 au total, de plus gros, voire de très très gros comme LVMH, la famille Pinault, les Bettencourt et quelques autres. Pourtant, depuis cinq ans, très peu de mécènes ont eu le privilège d’entrer dans la cathédrale, quelques-uns seront là pour la dernière visite présidentielle du chantier le 29 novembre, et très rares seront ceux qui pourront assister à l’une des cérémonies des 7 et 8 décembre. La Fondation du patrimoine, qui a recueilli les deux tiers des fonds de particuliers, ne dispose, par exemple, que d’un quota de 50 places pour chacun des deux jours et de 400 invitations pour la messe des donateurs le 11 décembre. Très faible au regard de ses 236 000 contributeurs. Elle a prévu de choisir les chanceux par tirage au sort. Les autres attendront pour découvrir la plaque leur rendant hommage dans la cathédrale.

L'évêque du diocèse d'Aire-et-Dax, Mgr Nicolas Souchu, bénit les nouvelles chaises de Notre-Dame de Paris, signées de la designer Iona Vautrin, le 18 novembre 2024 à Hagetmau, dans les Landes

Ils ont donné sans exiger de contreparties. Ils ont même accepté de n’avoir aucune place dans la gouvernance d’un chantier dont ils étaient pourtant les seuls financeurs. Certes, un comité des donateurs se tenait une à deux fois par an, présidé par le général Georgelin d’abord, par Philippe Jost, son successeur, ensuite, mais il a parfois fallu batailler pour avoir des informations. "Nous avons insisté pour avoir un budget, cela a été long, explique Guillaume Poitrinal, le président de la Fondation du patrimoine. Nous avons aussi insisté pour que la destination des fonds soit cohérente avec la collecte, il y a eu parfois des débats sur des frontières un peu floues."

Dans les premiers mois, en l’absence d’appels d’offres, il y a eu aussi des interrogations sur le prix payé aux entreprises intervenant sur le chantier. Des questions vite balayées par le général Georgelin au nom de l’urgence et de la nécessité, mais qui n’étaient pas sans fondement, comme le confirme ce chef d’entreprise qui a travaillé sur la phase de sécurisation du site et a vu ses devis acceptés sans négociation : "Des délais fous comme ceux-là, ça se paye, et ils en avaient les moyens. Pour une fois, nous avons été payés à notre juste valeur. Ce n’est que rarement le cas en matière de monuments historiques." Dans ses deux rapports en 2020 et 2022, la Cour des comptes avait noté ce point sans y voir de malversations manifestes.

"Encore ? Mais on a déjà donné ! "

Durant les cinq ans qui ont suivi l’incendie, les mécènes ont parfois dû remettre au pot. Les dépenses qui échouaient au diocèse – le mobilier liturgique, mais aussi la reconstruction d’un éclairage, les vêtements des officiants… – ne pouvaient être prises en charge par la souscription nationale, il a fallu lancer un nouvel appel de fonds. L’exercice n’a pas toujours été simple. Il manque encore 200 000 euros à l’Eglise pour boucler son budget de 7 millions d’euros. La maîtrise de Notre-Dame se souvient des réponses de certains mécènes lorsqu’elle les sollicitait pour traverser la période de fermeture de la cathédrale : "Encore ? Mais on a déjà donné !"

Et voilà qu’il faudrait encore payer ? Car si la réouverture de la cathédrale aura bien lieu le 7 décembre, les travaux nécessaires à sa complète remise en état sont loin d’être terminés. Ici, une grue jaune fend encore le ciel à l’arrière du bâtiment, le chevet est toujours couvert d’échafaudages, et les arcs-boutants latéraux restent cintrés de bois. Un nouveau cycle de travaux démarrera au début de 2025, dès les festivités de la réouverture achevées. Tous ne sont pas liés à l’incendie, mais au nécessaire entretien d’un bâtiment vieux de huit cents ans, soumis aux intempéries et à la pollution urbaine. Ils portent en priorité sur la restauration du chevet et de la sacristie. D’autres seront nécessaires, en particulier dans les tours, qui ne pourront pas rouvrir à la visite avant l’été 2025, après la découverte de nouvelles fragilités.

L’établissement public chargé de la restauration de Notre-Dame va devoir faire des choix. Car s’il reste environ 140 millions d’euros de la collecte initiale, que les mécènes ont accepté de consacrer à la suite des travaux, la somme ne sera pas suffisante pour couvrir l’ensemble des besoins. En plusieurs endroits, de nouvelles pathologies ont été repérées, des diagnostics sont en cours. Si l’idée d’une collecte supplémentaire est regardée avec lassitude du côté des mécènes français, voire totalement rejetée dans l’hypothèse de la création de viotraux contemporains, l’établissement public espère solliciter les donateurs américains, notamment via Friends of Notre-Dame de Paris. "Depuis cinq ans, nous n’avons pas travaillé sur de nouveaux appels de fonds, c’est maintenant le moment compte tenu des travaux à engager", note Philippe Jost, le président de l’établissement public chargé de la restauration de Notre-Dame.

Certains voient dans l’activisme de l’établissement public, conçu comme une institution éphémère dissoute dès la reconstruction finalisée, l’envie de subsister bien au-delà de son échéance naturelle. Philippe Jost s’en défend : "Nous sommes un établissement de mission. Cela n’aurait aucun sens de perdurer indéfiniment pour conduire des projets beaucoup plus petits, nous ne sommes pas construits pour cela." La nouvelle phase de travaux doit durer jusqu’en 2028. Au même moment seront aménagés les abords de Notre-Dame sous l’autorité de la Ville, qui a prévu d’y consacrer 50 millions d’euros, mais aussi, s’il doit finalement voir le jour et si les sommes nécessaires sont trouvées, le musée de Notre-Dame de Paris dans les murs de l’Hôtel-Dieu tout proche. Le pari des cinq ans a été tenu, mais il en faudra sans doute presque autant pour que l’île de la Cité retrouve sa sérénité d’antan.

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