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L’État de droit et son double

Le débat politique français a été animé récemment par les déclarations fracassantes de Bruno Retailleau sur l’État de droit. Alors que la gauche en fait un véritable fétiche idéologique et la droite une référence parfois incapacitante, il faut rappeler que la notion est en réalité fluctuante.


Les propos du ministre de l’Intérieur selon lesquels l’État de droit n’était « ni intangible, ni sacré » ont provoqué un flot de réactions indignées. Il y a quelques jours, Le Monde publiait un texte au titre évocateur : « L’État de droit, un principe attaqué par une partie de la droite » (30 octobre 2024)[1].

Dans une certaine vulgate politico-journalistique, la référence à l’« État de droit » passe pour une telle évidence que le fait de ne pas être mortifié par la saillie provocatrice du ministre paraît suspect : l’État de droit n’est-il pas une « valeur »[2] en soi, une condition de la « Démocratie » réalisée par la soumission complète de l’État au « Droit », lui-même conçu comme la fin et le moyen de l’existence collective ? On peut le penser. Mais c’est oublier que cet « État de droit », dont on ne saurait apparemment se passer, n’est pas une idée pure au contenu prédéterminé et soustrait aux altérations temporelles, mais bien un concept humain, trop humain, qui n’existe que par l’interprétation et les usages que l’on en fait.

Une construction conceptuelle équivoque

Un rapide retour sur les origines de ce concept montre qu’il n’a rien d’univoque. Né dans l’Allemagne du XIXe siècle, l’État de droit (Rechtsstaat)[3] désigne une certaine conception de l’ordre juridique selon lequel l’État, à l’origine du droit, doit le respecter au profit des individus qui s’y soumettent. Mais il faut souligner que le concept a été mobilisé au soutien de théories d’inspiration différentes. Sans entrer dans le détail, on relèvera que Kaarlo Tuori propose une classification identifiant trois modèles de l’État de droit dans la seule pensée constitutionnelle allemande : le modèle soi-disant libéral, le modèle matériel et le modèle formel[4]. Puis le concept a été importé en France par Raymond Carré de Malberg, qui en donne également sa propre définition : « Par État de droit il faut entendre un État qui, dans ses rapports avec ses sujets et pour la garantie de leur statut individuel, se soumet lui-même à un régime de droit […] »[5]. Selon cette acception, l’État de droit succède conceptuellement à la notion « d’État de police » dans lequel l’État pouvait se soustraire au droit qu’il avait édicté. Mais, là encore, le concept ne fait pas l’objet d’une interprétation univoque : il est par exemple perçu comme une contradictio in adjecto par ceux qui considèrent que l’État ne saurait être soumis au droit qu’il édicte, puisqu’il en est le fondement et que le droit de l’État ne peut viser qu’à le conserver[6].

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Un fétiche idéologique

Malgré ces débats très riches et trop rapidement esquissés – dont on se demande parfois s’ils sont connus de certains universitaires, pourtant si prompt à déverser leur moraline au nom d’une scientificité souvent invoquée comme un argument d’autorité – le concept « d’État de droit » passe pour avoir immédiatement un sens. Il est d’autant plus facilement invocable sur le mode liturgique qu’il est confondu avec d’autres concepts puissamment mobilisateurs, mais pas moins polysémiques, comme « la » Démocratie, elle-même exclusivement pensée – à tort – comme le régime qui fonde et garantit le règne des « droits fondamentaux ». Dès lors, par glissements théoriques successifs, l’« Etat de droit » est assimilé à la seule garantie des droits fondamentaux par les juges, et donc à « la » Démocratie (avec une majuscule). Selon ce credo, il est possible de déclarer avec solennité, comme le fait le Conseil d’Etat, qu’une procédure juridictionnelle peut faire « progresser l’État de droit »[7], tout en se dispensant bien évidemment de préciser ce qu’il faut entendre par ce concept (ni d’ailleurs par celui de « progrès ») ! Ainsi, ni dans le débat public, ni dans les lieux réputés soucieux de précision, « l’État de droit » n’est envisagé pour ce qu’il est, à savoir une construction conceptuelle importée, mais comme un fétiche idéologique[8]. Cela ne fait que poser avec plus d’acuité la question de l’existence de ses limites.

Des limites nécessaires

D’abord, on soulignera que certaines limites existent déjà à « l’État de droit » entendu comme soumission totale de l’État au « Droit ». Un exemple : dans sa décision n°62-20 DC du 6 novembre 1962, le Conseil constitutionnel refuse de contrôler la constitutionnalité d’une loi adoptée par référendum, au motif qu’une telle loi est « l’expression directe de la souveraineté nationale ».

Ensuite, n’en déplaise à certains, l’assimilation de l’État de droit à la seule garantie des droits fondamentaux par les juges est une source de désagrégation sociale, comme le montre très bien Bertrand Mathieu : « Aujourd’hui, les droits fondamentaux […] se traduisent par la revendication de faire du désir individuel de chacun une règle de vie commune […]. Nous assistons donc à l’émergence de micro-sociétés qui se forment autour de la religion, de l’orientation sexuelle, ou du genre… Notre société tend ainsi à se décomposer en petites sociétés, et cela rend impossible la formulation d’un intérêt général, susceptible de s’imposer aux intérêts individuels ou communautaires »[9].

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Dans ce cadre, « l’Etat de droit » est parfois perçu comme une référence incapacitante pour l’action politique. Un récent rapport sénatorial a ainsi salué la montée en puissance du pouvoir juridictionnel, mais également souligné ses effets « ambivalent sur [la] démocratie ». En effet : « la volonté de toujours mieux protéger les droits fondamentaux peut parfois compromettre la capacité de mener des politiques publiques efficaces au service de l’intérêt général » (La judiciarisation de la vie publique : une chance pour l’État de droit ?; Rapport d’information n°592, p. 9).

Il convient donc de penser l’État de droit en dehors de sa célébration idolâtrique un peu grotesque qui tend à lui conférer une inaltérabilité marmoréenne. D’abord parce que cette fétichisation ne fait qu’obscurcir le phénomène qu’elle est supposée décrire, mais également parce que c’est bien la question du délicat équilibre entre le droit et la souveraineté qui se pose, en vertu d’une sorte de dialectique négative qui veut que « plus on affirme énergiquement la souveraineté du droit, plus on prend place au nombre des adversaires de la souveraineté »[10].


[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/10/30/l-etat-de-droit-un-principe-attaque-par-les-extremes_6366450_3232.html

[2] L’expression est d’Aurélien Antoine, Le Point,13 octobre 2024.

[3] O. Jouanjan (dir.), Figures de l’Etat de droit. Le Rechtsstaat dans l’histoire intellectuelle et constitutionnelle de l’Allemagne moderne, Strasbourg, PUS, 2001.

[4] K. Tuori, « Four Models of the Rechtsstaat », in M. Sakslin (dir.), The finnish constitution in transition, Helsinki, Hermes-Myiynti Oy, 1991, pp. 31-41.

[5] R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Paris, Sirey, 1920, vol. I, p.489.

[6] Comme le rappelle Bruno Daugeron, Droit constitutionnel, Paris, PUF, 2023, p. 103.

[7] CE, 16 décembre 2020, req. n°440258.

[8] Éric Millard, « L’État de droit, idéologie contemporaine de la démocratie », in J.M. Février, P. Cabanel (dir.), Question de démocratie, Presses universitaires du Mirail, 2001 pp.415-443.

[9] B. Mathieu, Les Petites affiches, 13 novembre 2017.

[10] D. Baranger, « L’histoire constitutionnelle et la science du droit constitutionnel », in C-M. Herrera (dir.), Comment écrit-on l’histoire constitutionnelle, Paris, Kimé, 2012, p.121.

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