World News in French

Visionnaire ou fou à lier ? Michael Saylor, le Crésus du bitcoin

A Wall Street, les valeurs stars de la tech s’appellent Nvidia, le maître de la puce IA, Microsoft, Apple, Tesla ou Netflix. Pourtant, leurs progressions ne sont en rien comparables avec celle de MicroStrategy. Le cours de cette entreprise a augmenté de près de 600 % cette année ! Sa capitalisation boursière atteint plus de 80 milliards de dollars. Un montant surprenant pour une société inconnue du grand public et dotée d’un chiffre d’affaires pour son activité historique dans le logiciel de "seulement" 500 millions de dollars. Sa réussite, Michael Saylor, son fondateur, la doit en réalité au bitcoin.

En 2020, alors que la valeur de la cryptomonnaie explose, le patron met en place au sein de son entreprise un mécanisme d’achat récurrent. Des émissions d’obligations convertibles à taux zéro lui permettent de lever d’importantes sommes qu’il utilise pour acheter du bitcoin en masse. Si le prix de ce dernier augmente, les actions de MicroStrategy augmentent aussi, étant donné que sa stratégie repose essentiellement là-dessus. Michael Saylor émet alors de nouvelles obligations, ou, plus rarement, revend des actions qui elles-mêmes ont pris énormément de valeur depuis quatre ans, afin d’alimenter la machine. Le média économique Bloomberg a comparé le mécanisme à un "glitch". Une sorte de bug, comme dans un jeu vidéo, grâce auquel il est possible de créer de l’argent indéfiniment. Enfin, tant que le prix du bitcoin gonfle, évidemment. Ce qui a été le cas, jusqu’à présent : malgré des hauts et des bas, l’unité est passée d’environ 10 000 dollars en 2020 à près de 90 000 dollars, récemment dopée par l’élection d’une administration Trump pro crypto aux Etats-Unis.

Aujourd’hui, MicroStrategy détient 386 700 bitcoins d’une valeur totale de plus de 35 milliards de dollars, dont 134 000 achetés le mois dernier. Un trésor de guerre qui fait de l’entreprise l’un des plus grands détenteurs d’actifs numériques coté en Bourse. Personne ne dispose actuellement d’autant de bitcoins, à l’exception du créateur de la cryptomonnaie en personne, l’inconnu Satoshi Nakamoto, dont le portefeuille serait supérieur à 1 million d’unités. Et qui semble voué à rester en l’état.

"Au service de la déesse de la sagesse"

Pas celui de Michael Saylor. L’homme n’a jamais vendu de bitcoins - il en possède aussi plusieurs dizaines de milliers à titre personnel - et il est prêt à mobiliser 42 milliards de dollars pour continuer ses emplettes. Parce qu’il croit aux bénéfices de l’actif numérique. Voilà ce qu’il expliquait, à L’Express, lors d’un entretien il y a trois ans. "Le bitcoin est, comme l’or, en quantité limitée. Il n’y en a pas plus de 21 millions, donc c’est un actif "déflationniste", il n’est pas sensible à l’augmentation des prix." En outre, l’entrepreneur y a vu le moyen de sauver son business. Le cours de son action stagnait, sa société de technologie luttait pour rivaliser avec les géants du logiciel. "Soit nous mourrions d’une mort rapide ou lente, soit nous nous embarquions dans une stratégie risquée", confessait-il au Wall Street Journal il y a quelques années.

Saylor a donc adopté les codes de la communauté bitcoin. Des yeux flanqués d’éclairs - d’autres mettent des lasers - sur ses photos de profil en ligne. Et des propos mystiques. "Bitcoin est un essaim de cyber-frelons au service de la déesse de la sagesse, se nourrissant du feu de la vérité, devenant de plus en plus intelligent, plus rapide et plus fort de façon exponentielle derrière un mur d’énergie cryptée" est son seul message épinglé sur le réseau social X. Sa foi le pousse à croire que la cryptomonnaie atteindra, un jour, un million de dollars l’unité. MicroStrategy serait alors assis sur un butin inégalé dans l’histoire de l’humanité. Et Saylor deviendrait Crésus.

Faut-il succomber au discours ? On ne peut enlever à ce diplômé du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) une certaine force de conviction. Il fonde MicroStrategy en 1989, et l’introduit avec succès en Bourse moins de dix ans plus tard. Son ascension rectiligne dans le numérique lui vaut quelques récompenses dans la presse économique américaine. Essayiste à ses heures perdues, il est l’auteur d’un livre remarqué sur la place de la technologie mobile dans le futur, en 2012. Dans le bitcoin, il a essuyé les corrections sévères infligées au jeton il y a deux ans, sans broncher. Mais rien à voir avec son échec entrepreneurial fracassant lors de l’explosion de la bulle Internet. Dans son édition du 21 mars 2000, le Daily News, grand tabloïd new-yorkais, titre sur la mine déconfite de Michael Saylor : "[Il a] perdu 6 milliards de dollars en une journée". MicroStrategy est alors accusé par le gendarme américain des marchés financiers d’avoir maquillé ses comptes pour les faire basculer dans le vert. Quand les investisseurs en ont vent, l’action s’effondre. Personne n’avait jamais perdu autant d’argent en vingt-quatre heures.

"Si Bill Gates et Steve Jobs s’étaient accouplés…"

Dans la foulée, Slate publie un portrait au vitriol. "Vous seriez troublé de perdre 6 milliards de dollars en un seul matin. Mais Saylor semble totalement indifférent et largement désintéressé. Il a insisté sur le fait que son entreprise n’avait rien fait de mal, et il est passé à autre chose." L’article dépeint un homme autoritaire, brillant mais profondément narcissique, se voyant comme l’égal d’Edison, Ford, Carnegie ou Rockefeller, des inventeurs et industriels légendaires : "Si Bill Gates et Steve Jobs s’étaient accouplés […], ils auraient engendré Saylor. Comme Gates, Saylor est un nerd impitoyable et intimidant. Comme Jobs, il est un chef de culte, un orateur envoûtant."

Les connaisseurs des marchés sont dubitatifs. "Généralement, en finance, on dit qu’il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Or, c’est exactement ce qu’il fait. Sera-t-il plus fort que le dicton ?", s’interroge Alexandre Baradez, chef analyste chez IG France. Antoine Fraysse-Soulier, son homologue chez le courtier eToro, souligne le "jeu dangereux" opéré par l’entrepreneur, connu dans le milieu de la jet-set pour ses fêtes endiablées dans le quartier SoHo, à New York. La valorisation de l’entreprise interroge. Sa dépendance au cours du bitcoin inquiète : une stagnation ou une chute du cours de la cryptomonnaie la fragiliserait à coup sûr. Si Saylor qui a perdu la majorité des droits de vote de MicroStategy se met - de gré ou de force - à vendre les bitcoins de l’entreprise pour rembourser ses dettes, l’édifice tiendra-t-il par ailleurs ? Compte tenu des avoirs de l’entreprise, le cours du bitcoin s’en trouverait probablement bouleversé. Une spirale infernale bien connue du monde crypto, déjà ébranlé par les scandales Terra-Luna, Binance, ou FTX. A l’image de Sam Bankman-Fried, les "gourous" crypto finissent mal en général.

Le goût du risque

A court terme, toutefois, rien ne semble ébranler la conviction de Saylor, qui fêtera ses 60 ans l’année prochaine. Ni la concurrence des "altcoins" vis-à-vis du bitcoin, ni celle des firmes qui tentent d’imiter MicroStrategy, ni la montée en puissance des ETF, ces fonds indiciels qui remplissent peu ou prou le même rôle. Ni, enfin, les raids des traders spécialisés dans le "short", qui misent de temps à autre sur la chute du cours de MicroStrategy.

Au contraire, les investisseurs les plus sérieux se bousculent à la porte, à l’exemple de l’assureur allemand Allianz, qui a souscrit pour 2,6 milliards de dollars d’obligations convertibles. Et l’action de la société fondée par Michael Saylor demeure l’une des plus attractives du moment. "En une seule séance, le 21 novembre, elle a oscillé entre un plus haut à 540 dollars et un plus bas à 371 dollars, soit un écart de 170 points. C’est énorme", souffle Antoine Fraysse-Soulier. Les amateurs de sensations fortes apprécient de pouvoir jouer avec ce titre plus sulfureux encore que le bitcoin. "Il n’y a rien de rationnel, il s’agit de spéculation, autour d’une valeur spectaculaire", abonde Alexandre Baradez.

"Les gens finiront par se rendre compte que le plus grand risque réside dans le fait de ne pas adopter la technologie Bitcoin", répète à l’envi Saylor, qui estime avoir encore le temps de convaincre. Il espère, comme les adeptes de la crypto, que Microsoft, le 10 décembre, votera une proposition en assemblée générale pour investir dans le bitcoin en tant qu’actif de trésorerie. Ou que les Etats-Unis adoptent la récente proposition de loi de la sénatrice républicaine du Wyoming, Cynthia Lummis, visant à établir une "réserve stratégique" de cet actif. Des évènements qui feraient bondir le cours du jeton, et celui de MicroStrategy, qui connaît ces derniers jours un léger coup de mou, autour des 100 000 dollars. Michael Saylor va prendre son bâton de pèlerin. Il a besoin que le bitcoin aille plus haut. Beaucoup plus haut. To the moon, "vers la lune", comme aime le scander la communauté.

Читайте на 123ru.net