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68 ans de paillettes : l'histoire queer de l'Eurovision

Têtu 

[Article à retrouver dans le magazine du printemps] Avec ses performances hautes en couleur et ses dramas, le concours de l'Eurovision est devenu un incontournable rendez-vous queer.

Aujourd’hui, l’Eurovision c’est de la pop, du flashy et des divas, on adore. Mais quand le concours est apparu en 1956, on avait des chansons à texte déclamées raide devant un micro, le tout en noir et blanc. Que voulez-vous ma bonne dame, à l’époque on pensait moins à nous divertir avec cette coupe d’Europe queer qu’à raffermir les liens entre pays de l’Europe de l’Ouest, à peine sortis de la Seconde Guerre mondiale et terrorisés par la montée de l’URSS. Marcel Bezençon, directeur de l’Union européenne de radio-télévision (créée en 1950), imagine l’Eurovision en s’inspirant du succès du festival italien de la chanson de Sanremo.

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Sa première édition se tient en Suisse et réunit, en plus du pays hôte, six pays : l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. Avec son hymne solennel – l’un des Te Deum composés à la fin du XVIIe siècle par Marc-Antoine Charpentier –, ses rituels de votes aussi complexes que décriés et ses mises en scène flamboyantes, l’Eurovision devient au fil de la seconde moitié du XXe siècle une institution. La communauté LGBTQI+ se reconnaît aisément dans ses valeurs festives, bienveillantes et inclusives, et pour beaucoup d’entre nous l’émission a aussi pu représenter la première note queer à la télévision familiale.

De Dany Dauberson à Dana International

Dans les plus récentes éditions du concours, la commu est partout : le chanteur néerlandais Duncan Laurence, ouvertement bi, gagne avec le hit “Arcade” en 2019 (Madonna participe cette année-là comme invitée) ; en 2021, c’est au tour du groupe italien Måneskin et de sa chanteuse bi, Victoria De Angelis, de repartir victorieux. Après l’avoir gagnée en 2012, la Suédoise Loreen, qui a fait son coming out bi en 2017, remporte à nouveau l’Eurovision en 2023 avec le poignant “Tattoo” ! Elle nous confie alors : “Je suis très positive quand je vois la direction prise aujourd’hui sur ces sujets-là.” Car le chemin a été long…

Dès le début, les gays sont là, mais au placard, à une époque où l’homosexualité est encore réprimée dans la quasi-totalité de l’Europe. Certes, Dany Dauberson participe au nom de la France à la première édition, mais avec une chanson, “Il est là”, qui sent bon l’hétéro­sexualité. En 1961, le chanteur français Jean-Claude Pascal remporte la compétition pour le Luxembourg avec une ballade poignante, “Nous les amoureux” : “Nous les amoureux, on voudrait nous séparer, nous empêcher d’être heureux. Nous les amoureux, il paraît que c’est l’enfer qui nous guette, pourtant rien n’est plus évident que l’amour… Mais l’heure va sonner des nuits moins difficiles…” Le grand public ne réalise pas alors qu’il s’agit d’un hymne gay dont les paroles décrivent les discriminations et l’homophobie de l’Église, tout en prophétisant des jours meilleurs. Cet hymne très “love is love” sera utilisé soixante ans plus tard par le gouvernement français dans une campagne contre les discriminations LGBTphobes.

Mais tout ça reste très sage : en 1965, le Luxembourg est à nouveau couronné, cette fois avec France Gall qui livre une prestation assez mièvre de “Poupée de cire, poupée de son”, composée par Serge Gainsbourg. L’Eurovision commence vraiment à s’encanailler à partir des années 1970. En 1974, Abba fait gagner la Suède avec “Waterloo” et ses costumes colorés et excentriques, ouvrant la voie vers une ère festive, au kitsch assumé et apprécié par la communauté LGBTQI+. “Pendant le spectacle, on ressentait une intensité qui n’avait pas lieu d’être dans la réalité sociale d’une société homophobe, se souvient en 2019 Peter Rehberg, directeur du Schwules Museum, le musée gay de Berlin, sur le site du Goethe-Institut. Le concours était à l’Europe ce que Broadway était aux États-Unis. On y trouvait de sublimes divas qui jouaient un drame en trois minutes et chantaient la plupart du temps en français.” Il se souvient avec émotion de l’Eurovision de son enfance dans les années 1970, qu’il considère comme un “Noël gay”.

En 1984, les fans commencent à s’organiser avec la création de l’Organisation générale des amateurs de l’Eurovision (OGAE), qui compte à ce jour 44 fan-clubs à travers le continent européen, dont un français. Les gays s’avèrent majoritaires dans ces associations, constate le professeur irlandais de théâtre Brian Singleton, dans son essai Performing the queer network. Fans and family at the Eurovision song contest. La décennie suivante leur donne bien raison, qui voit des candidats du concours sortir enfin du placard. En 1997, l’Islandais Paul Oscar est le premier candidat out de l’histoire de l’Eurovision, tandis que le groupe anglais Katrina and the Waves remporte la finale – sa chanteuse, Katrina Leskanich, effectue par la suite son coming out lesbien.

En 1998, la chanteuse israélienne transgenre Dana International triomphe, dans une somptueuse robe perroquet créée par Jean-Paul Gaultier, avec “Diva”, titre dans lequel elle rend hommage à un archétype ô combien apprécié de la communauté queer. Ciblée par des menaces de mort, la chanteuse, dont le titre devient un tube en Europe, doit être protégée durant le concours par des gardes du corps. Dans une interview accordée en 1998 à Paris Match, elle explique : “L’Eurovision a tout changé. Le ministre de la Culture et le ministre de l’Éducation [israéliens] m’ont fait la bise. La télé israélienne a repassé trois fois la scène au ralenti. On m’a donné les clés de la Ville de Tel-Aviv. […] Quant aux ultra-­orthodoxes, ils se sont un peu calmés, mais rien ne change fondamentalement. Pour eux, je suis un agent qui cherche à corrompre la jeunesse.”

“Coup d’État gay”

Ce sont les années 2000 qui vont mettre en avant les artistes queers dans toute leur diversité. L’Eurovision offre alors aux minorités l’occasion de briller dans le monde et de recevoir de la reconnaissance dans leur pays. Marija Serifovic, une chanteuse serbe, gagne le concours en 2007 avec la ballade “Molitva”, où elle apparaît cheveux courts, en baskets blanches et costume noir, entourée de choristes fem en talons, maquillées, qui lui tournent autour et se tiennent par la main.

Peu à peu, le concours devient un lieu de plaidoyer pour les droits LGBTQI+ en Europe. En 2013, sa finale a lieu comme cette année à Malmö, en Suède. Sur le titre “Marry me”, la chanteuse finlandaise Krista Siegfrids embrasse une danseuse sur scène, un geste perçu comme un soutien à la proposition de loi pour le mariage pour tous en Finlande (il est finalement mis en place en 2017). Les pays conservateurs y voient un “coup d’État gay”. La Chine censure le baiser et la Turquie annule la diffusion de la compétition.

Les États LGBTphobes n’ont encore rien vu : en 2014 débarque le phénomène Conchita Wurst, une drag queen autrichienne. Dès l’annonce de sa candidature, des groupes anti-Wurst se constituent sur Facebook et des pétitions sont lancées. L’une d’elles, dénonçant l’Eurovision comme “un antre de la sodomie”, circule en Biélorussie et en Russie – qui a promulgué l’année précédente l’interdiction de la “propagande LGBT” auprès des mineurs. En Europe de l’Ouest, en revanche, on appelle à voter Conchita Wurst pour emmerder Poutine et les homophobes. L’artiste cristallise alors la division régionale qui naît entre l’Est et l’Ouest du continent sur les droits LGBTQI+.

À Copenhague, seule sur scène dans sa robe beige pailletée et arborant sa barbe iconique, l’artiste entonne “Rise like a phoenix”, dont les paroles nous touchent en plein cœur. La victoire de la drag queen, une première dans l’histoire de l’Eurovision, est plus politique que jamais. À 25 ans, elle devient un phénomène pop international et une source d’inspiration pour les nouvelles générations queers. “Ce n’est pas seulement ma victoire, c’est aussi celle de ceux qui croient en un monde qui peut fonctionner sans discrimination et qui est basé sur la tolérance et le respect”, déclare la queen, qui devient une icône de la communauté LGBTQI+ en Europe. La diva barbue participe par la suite aux Prides de Londres et de Madrid, et se produit au Parlement européen et à l’ONU.

En 2015, “Rise like a phoenix” est reprise par un ado de 15 ans qui tente sa chance au télé-crochet de TF1 The Voice Kids : Bilal Hassani. Après son coming out en 2017, lui aussi va braver courageusement le cyber­harcèlement homophobe. Quatre ans plus tard, il est sélectionné pour représenter la France à l’Eurovision avec “Roi”, un hymne à la différence. En coulisses, il rencontre son idole et confie : “Conchita Wurst a été trop gentille. Je lui ai raconté ma découverte de sa performance, comment elle m’avait tant inspiré. Et comment je l’admirais surtout.” La boucle est bouclée.

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Crédit photo : Eurovision / Db Pool

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