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"Empêcher un prochain 7 octobre" : comment le deuil unit familles israéliennes et palestiniennes

L’une, Michal Halev, originaire de la localité bucolique de Pardès Hanna en Israël et expatriée dans le New Jersey, a perdu Laor, son fils unique de 20 ans, tué lors du festival de musique Tribe of Nova le 7 octobre. L’autre, Ahmed Helou, originaire de Gaza, élevé en Cisjordanie et père de quatre enfants, déplore la mort de près de soixante membres de sa famille élargie dans l’enclave palestinienne depuis le début de la riposte militaire israélienne. Tous deux se sont retrouvés par écrans interposés ce 12 mai à l’occasion du "Jour du Souvenir", un hommage national aux soldats tombés au front et aux victimes du terrorisme.

L’événement qui rassemble Michal et Ahmed ce dimanche est organisé chaque année par le Cercle des Parents, un forum regroupant quelque 700 membres de familles palestiniennes et israéliennes endeuillées, qui ont toutes perdu un être cher dans ce conflit entre deux peuples.

Depuis 19 ans, ce rassemblement, critiqué par certains, s’est ancré dans le paysage mémoriel des deux sociétés civiles et se tient en présentiel à Tel Aviv. En 2018, le grand écrivain David Grossman, dont le fils a été tué au combat lors de la seconde guerre du Liban, en était le principal orateur. "Personne ne peut donner des leçons à l’autre en matière de deuil. S’il vous plaît, respectez notre choix", avait-il alors déclaré, suite aux tentatives de plusieurs dizaines de militants de la droite radicale de troubler la cérémonie, protégée par les forces de l’ordre.

"Pertes abyssales"

Mais à la suite de la tragédie du 7 octobre, dans un contexte de guerre de longue durée et de traumatisme inégalé, des changements se sont imposés cette année. "Nous avons décidé d’organiser cette cérémonie uniquement en ligne : il y a tant de souffrance et de pertes abyssales des deux côtés", explique Robi Damelin, la porte-parole du Cercle des Parents. Celle qui porte le deuil de son fils David, abattu en 2002 par un sniper palestinien, évoque les restrictions de mouvements subies par les Palestiniens de Cisjordanie depuis le début des violences, qui n’auraient pu obtenir les permis pour se rendre à l’événement dédié cette année "aux enfants dans la guerre".

Alors que l’an passé, la cérémonie conjointe avait attiré quelque 15 000 participants et avait été visionnée par près de 200 000 internautes du monde entier, elle s’est cette fois-ci déroulée en petit comité dans le centre éducatif de Givat Haviva, et a été pré-enregistrée le 8 mai à l’abri des regards.

Dans l’auditorium, près de 250 personnes ont écouté, pendant une heure et demie, en essuyant des larmes, les récits des proches des victimes des deux côtés du conflit. Face à cette assistance, les intervenants palestiniens sont apparus sur un grand écran, tandis que les allocutions en hébreu et en arabe étaient entrecoupées de performances musicales d’artistes issues des deux communautés.

A l’ombre de cette double tragédie, les voix du deuil individuel peuvent-elles aider à réamorcer un dialogue, une empathie mutuelle, et générer un quelconque espoir permettant de briser ce cycle infernal ? Pour le public de Givat Haviva, c’est une certitude. "Je ne suis pas une activiste, il m’importe que ma douleur personnelle puisse contribuer à un processus guérison collective. Mais pour moi, l’esprit de vengeance est une histoire qui ne marche pas", nous confie Michal Halev, la mère de Laor, tué par le Hamas le 7 octobre alors qu’il commençait à travailler aux platines sur les traces de son père, un DJ très connu en Israël.

"Mon grand-père paternel a péri pendant la Guerre d’Indépendance [en 1948], poursuit cette brunette de 47 ans aux allures d’étudiante, qui n’a pas pu reprendre son activité de thérapeute depuis sept mois. Sa première épouse a été tuée dans un attentat à l’aéroport de Ben Gourion en 1972, nous sommes la troisième génération de familles endeuillées et nous ne sommes pas les seules. Nous payons des deux côtés un prix exorbitant. Il n’y a pas de gagnants dans une guerre."

Son homologue palestinien Ahmed Helou, 52 ans, a participé à ce moment de recueillement depuis Jéricho, en Cisjordanie. Lui affiche un tout autre parcours. "À l’âge de 15 ans, j’ai voulu combattre l’occupation, nous raconte-t-il au téléphone. J’ai rejoint le mouvement local du Hamas, jeté des pierres et fabriqué des drapeaux - à cette époque, le drapeau palestinien était illégal. En 1992, j’ai été condamné à sept mois de prison militaire israélienne en tant que détenu politique."

Incarcéré pendant les accords d’Oslo (signés en septembre 1993), Ahmed Helou découvre qu’il existe une autre voie, participe à plusieurs séminaires avec des Israéliens, et rejoint les Combattants pour la paix, une plate-forme composée d’anciens militaires et de prisonniers palestiniens qui ont déposé les armes et œuvrent chaque jour pour une fin pacifique du conflit.

Entre 1998 et 2021, Ahmed n’a réussi à se déplacer que deux fois à Gaza City, notamment pour rendre visite à sa sœur malade, que sa famille tente toujours de faire évacuer. Depuis le 7 octobre, malgré son chagrin et sa frustration, Ahmed Helou n’a pas renoncé à ses convictions, même si elles le placent dans une position encore plus difficile. "Les relations que j’entretiens avec des Israéliens juifs font grincer des dents dans mon environnement, dit-il. Mais je reste optimiste, je crois à la non-violence : nous pouvons vivre sur cette terre, égaux et en sécurité."

Fin d’un "coma politique"

Invité à s’exprimer à Givat Haviva, Yonatan Zeigen, le fils de la militante pour la paix Viviane Silver, assassinée par le Hamas le 7 octobre dans son kibboutz de Be’eri, illustre un autre type d’engagement. L’histoire de son activisme reflète celle de toute la constellation des associations qui œuvrent pour le dialogue civil israélo-palestinien. Marchant sur les traces de sa mère, il milite à l’âge de 20 ans dans le quartier de Jérusalem-Est, Sheikh Jarrah, fait du bénévolat auprès des "Rabbins pour les droits de l’homme", s’implique au sein des "Combattants pour la paix", admire l’avocat Michael Sfard, spécialisé dans la défense des résidents palestiniens.

"J’ai choisi d’étudier le droit, mais j’ai eu des enfants, la paix s’est évaporée puis j’ai sombré dans un coma politique", confesse Yonatan Zeigen, qui a aussi participé aux activités du Cercle des Parents. "Cette fois, je suis vraiment endeuillé, glisse-t-il. Je m’attaque à la faute commise. Si à l’instar de ma mère, tout le monde s’était engagé dans une activité pacifiste, avant d’être frappé par le sort de manière personnelle, nous ne serions peut-être pas arrivés au 7 octobre. Malheureusement, il ne nous reste plus qu’à essayer d’empêcher un prochain 7 octobre. Je refuse d’accepter l’idée selon laquelle la perte que j’ai subie serait partie intégrante d’un conflit qui ne pourrait pas être résolu pacifiquement."

Viviane Silver faisait notamment partie de l’association Road to Recovery (R2R), grâce à laquelle des bénévoles israéliens se chargent d’accompagner des malades palestiniens vers des hôpitaux de l’Etat hébreu. "Depuis le 7 octobre, nous ne pouvons plus conduire des patients venant de Gaza", précise son fondateur, Yuval Roth, après avoir assisté à la cérémonie alternative du Jour du Souvenir. Ebéniste et jongleur, ce septuagénaire a rejoint le Cercle des parents endeuillés après avoir perdu son frère Udi, tué en octobre 1993 au retour d’une mission effectuée comme réserviste dans la bande de Gaza. "Cette horreur va peut-être déboucher sur quelque chose de nouveau, dans l’activisme civil et aussi sur le plan politique, si un leader avec une réelle vision peut émerger. Il nous faut de nouvelles voix", ajoute l’initiateur de l’association R2R, qui compte huit victimes - tuées ou kidnappées le 7 octobre - dans ses rangs.

Autre motif d’espoir pour Yuval Roth : les Arabes d’Israël (20 % de la population) n’ont pas lâché les juifs pendant ces terribles évènements. Bien au contraire. Résident de Saint Jean D’Acre, et ex-cadre supérieur d’Apple, Loui Haj s’est ainsi fait un point d’honneur à faire le déplacement pour la cérémonie conjointe. Les poèmes rédigés en anglais sur son compte Facebook depuis le 7 octobre ont apporté un peu de consolation à de nombreux endeuillés, et lui ont valu cette invitation. Son dernier aphorisme, posté le 12 mai, fait directement référence au Jour du Souvenir, veille du 76e anniversaire de l’indépendance de l’Etat d’Israël, qui ne peut guère cette année être célébré dans la joie : "Honorer les morts en défendant la paix, transformer leurs sacrifices en fondement d’un avenir meilleur".

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