[Cannes 2024] Léa Seydoux et Louis Garrel : l’heure des retrouvailles
Le Deuxième Acte est votre cinquième film en commun. Avez-vous un sentiment de très grande familiarité quand vous vous retrouvez ensemble sur un plateau ?
Louis Garrel — Nous nous en parlons presque à chaque fois qu’on se croise dans la vie : “Alors, quand est-ce qu’on retourne ensemble ?”
Léa Seydoux — Ce qui est amusant dans cette histoire de Louis et moi au cinéma, c’est que c’est une histoire empêchée. Il y a toujours un truc qui ne se fait pas, ou ne va pas entre nous… [rires] Soit on joue une histoire d’amour à sens unique qui n’arrive pas à se vivre comme dans La Belle Personne, soit on ne se croise jamais dans le film comme dans Saint Laurent, ou à peine comme dans L’Histoire de ma femme, soit il dirige le film mais n’y joue pas comme dans Petit Tailleur… On a finalement eu peu d’occasions de jouer ensemble, même si on a tourné cinq films en commun.
Vous vous étiez déjà rencontré·es avant La Belle Personne ?
L.S. — Ah oui bien sûr. C’est Louis qui m’a donné envie de faire du cinéma !
Carrément ?
L.S. — Oui, vraiment. J’étais très jeune, j’avais 18 ans. Je sortais d’une adolescence très chaotique, je ne savais pas trop ce que j’allais faire de ma vie. J’ai rencontré Louis, et c’est comme si je m’étais vue en lui. Il incarnait tout à coup quelque chose dans lequel j’ai pu me projeter. Pourtant, nous sommes très différents Louis et moi, mais bizarrement il a fait éclore chez moi un désir de cinéma auquel je n’avais pas accès. Je ne l’avais encore jamais vu au cinéma, il était un étudiant au Conservatoire, moi j’avais une envie assez vague de devenir comédienne, alors je passais des castings pour des projets qui m’intéressaient peu… Je l’ai un peu stalké, j’avais envie de lui parler mais lui était assez distant. Je le soûlais un peu je crois… Il était un peu arrogant à l’époque ! [rires]
L.G. — Haha… Moi je me souviens d’une jeune fille réservée dont la timidité était vraiment très apparente. Elle devenait toute rouge quand elle t’adressait la parole. Quelques années après, quand je l’ai vue travailler, j’ai pensé à la théorie très pertinente que m’avait formulée une amie : certains acteurs ou actrices font ce métier pour se montrer et d’autres pour disparaître. Léa fait partie de ceux et celles qui font ça pour se cacher.
L.S. — C’est pas Rebecca [Zlotowski] cette amie par hasard ? [rires]
L.G. — Mais je ne vais pas révéler mes sources !
OK, c’est Rebecca. [rires]
La Belle Personne, c’est un souvenir intense ?
L.S. — Pour moi, vraiment très intense. C’était un peu une revanche par rapport à mes premières rencontres avec Louis puisque j’avais décroché le premier rôle et que dans la fiction il tombait amoureux de moi. C’est quand même très fort d’inverser la réalité par la fiction. [rires] C’était mon premier rôle principal avec Christophe Honoré, un cinéaste que j’adore. Je m’étais sentie vraiment choisie par lui, j’avais l’impression qu’il me donnait une place.
L.G. — Pour moi, c’est différent. Ce n’était pas le début de quelque chose. Le film s’inscrivait dans une séquence de films que Christophe et moi enchaînions. Avant il y avait eu Ma mère (2004), Dans Paris (2006), Les Chansons d’amour (2007). C’était la poursuite d’une collaboration très forte.
C’est sur le tournage de La Belle Personne que vous avez choisi Léa pour tourner dans votre court métrage, Petit Tailleur en 2010 ?
L.G. — Ah non pas du tout. Je cherchais plutôt une actrice formée au théâtre, parce que le personnage masculin du film rencontre celui de Léa au théâtre. Comme Léa n’en a jamais fait, je n’avais pas songé à elle. Peut-être en effet que j’étais arrogant. [rires] Mais c’est vrai que quand j’étais jeune, je pensais que le métier d’acteur était intimement lié au théâtre.
Quand êtes-vous revenu de cette conception de l’acteur ?
L.G. — Je crois que je n’en suis jamais revenu. Au fond de moi, je pense que je le crois encore…
Pourtant ça fait longtemps que vous n’en avez pas fait, non ?
L.G. — C’est vrai. Je me méprise un peu de ne plus en faire. Les dernières fois, ça devenait vraiment difficile. Je devais affronter un trac de plus en plus envahissant. Ça me faisait mal. Le trac avant de monter sur scène peut être quelque chose de stimulant, qui fait qu’on remet tout en jeu. Mais sur le dernier spectacle de Luc Bondy, Les Fausses Confidences (2015) avec Isabelle Huppert, j’ai dû affronter des montées d’angoisse sur scène où je n’arrivais plus à comprendre le sens de ce que je disais. Une sorte de vertige où tout se brouille, où tu penses à ces six cents personnes dans le noir qui te regardent.
Léa, vous êtes en lutte avec ce type d’émotion ?
L.S. — Oui, tout le temps. C’est une lutte sans fin. C’est épuisant. [rires] J’ai beaucoup le trac, et en soi c’est un moteur. Mais j’ai plus largement beaucoup d’angoisses. Je vis avec, j’essaie de les transformer. Longtemps, je me suis dit que ça se calmerait, que je les dompterais. Or, j’ai l’impression au contraire de devenir plus fragile. J’ai fini par me formuler que le moment où on jouait était comme un rendez-vous avec soi-même. Une sorte de confrontation avec tout ce qu’on est profondément, que parfois même on ignore. C’est ce rendez-vous avec soi-même qui produit ces états de trac. Ce n’est pas lié au regard des autres, à leur jugement. Ça se joue de soi à soi. C’est une sorte de face-à-face avec soi vertigineux. J’avais entendu Olivier Py dire que jouer était comme un rendez-vous avec la mort. Ça paraît un peu fort mais je comprends totalement ce qu’il veut dire. Il y a quelque chose de cet ordre. C’est à la fois désagréable, angoissant, et complètement addictif. Ça crée quelque chose de chimique dans le corps.
L.G. — Moi je ne ressens pas vraiment ça. Je ne dirais pas que je me sens confronté à moi-même quand je joue. Ce que je préfère quand je joue, ce sont ces moments où j’ai l’impression de libérer autre chose que moi-même. J’espère toujours que je vais fabriquer quelque chose dans lequel je ne me reconnaîtrais plus à la fin, qui vivra sur un écran et ne sera plus moi.
Chez vous, Louis, on sent le désir de montrer en jouant l’amusement qu’il y a à jouer, un peu comme chez certains acteurs italiens…
L.G. — C’est possible. Orson Welles disait que les Italiens sont un peuple d’acteurs. Aujourd’hui, je commence à éprouver le sentiment que le plus difficile est de jouer dans des films naturalistes, où il faut justement estomper le sentiment de jeu mais essayer quand même de faire quelque chose de fort.
Léa, vous vous nourrissez beaucoup des films que vous voyez dans votre travail ?
L.S. — Je me nourris de tout. Pas que des films. Tout m’inspire. [rires] J’aime beaucoup cette phrase de la philosophe Simone Weil, qui dit que le miracle se produit à tout instant à qui sait observer et voir. C’est très éclairant pour moi sur ce en quoi consiste notre métier. Il faut juste être sensible et réceptif au monde qui nous entoure. Il y a quelque temps, j’ai découvert un concept : l’introjection. C’est le contraire de la projection. La projection, c’est projeter quelque chose de soi vers l’extérieur. Le fantasme par exemple a un mécanisme totalement projectif. L’introjection consiste au contraire à ce que quelque chose du monde nous parvienne, s’imprime en nous. Le jeu, c’est à la fois de la projection et de l’introjection. Pour moi, l’introjection compte beaucoup. Il y a quelque chose qui repose l’âme à se laisser pénétrer par les choses.
Sauriez-vous dire quel est votre meilleur souvenir de Cannes ?
L.G. — L’année de Dans Paris (2006), à la Quinzaine des cinéastes, c’est un souvenir très marquant, d’amitié, d’équipe, je me souviens de marcher au petit matin avec Romain [Duris] en n’ayant pas dormi de la nuit… Et il y a bien sûr la présentation de L’Innocent qui coïncidait avec la soirée du 75e anniversaire. Mon film était dévoilé devant un parterre fou de grands metteurs en scène venus du monde entier pour l’anniversaire. C’était très angoissant, ça commençait comme un cauchemar. Et puis un esprit de légèreté s’est diffusé dans la salle au fil de la projection, les gens riaient, les acteurs étaient applaudis durant certaines scènes… L’accueil a été fantastique.
L.S. — J’étais dans la salle ce soir-là. C’était trop bien. Pour moi, c’est évidemment La Vie d’Adèle. Je pensais vraiment que la présentation du film serait la fin de tout, que je ne tournerais plus jamais après…
L.G. — Oui, je peux témoigner que c’est vrai. Tu me l’avais beaucoup répété à l’époque. Et quand j’ai vu l’accueil du film, j’ai cessé de faire confiance à tes pressentiments. [rires]
L.S. — Kechiche ne voulait pas que je voie le film avant Cannes. Mais j’ai réussi à le voir. J’ai découvert que les trois quarts des scènes avaient été coupées. Les plus violentes et folles qu’on avait tournées n’étaient pas dans le film. Je me suis vraiment dit “Tout ça pour ça ?”. J’ai eu une crise d’angoisse.
Dès la projection de presse, qui à l’époque était la veille de l’officielle, ça a été l’embrasement sur les réseaux sociaux. Le film a suscité tout de suite un engouement fou. Je me suis sentie sauvée. Je me suis rendu compte ensuite de la puissance du film, de la façon dont il rend compte de manière très simple, très directe d’une histoire d’amour. Je remarque que souvent les grands films ont des sujets simples. Encore aujourd’hui, c’est le film que j’ai fait dont on me parle le plus. Le film a obtenu la Palme d’or, mais elle a été décernée à la fois au réalisateur et aux deux interprètes, Adèle [Exarchopoulos] et moi. C’était dingue.
Nous n’avons presque pas parlé de Saint Laurent de Bertrand Bonello. Quel souvenir en gardez-vous ?
L.G. — Pour moi, Saint Laurent, c’est Gaspard [Ulliel]. On s’est appelés tout de suite avec Léa lorsqu’on a appris que Gaspard avait eu un accident. Ça a été un choc. Dans Saint Laurent, il a fabriqué quelque chose d’incroyable. Jusque-là, il était surtout identifié à sa beauté, son magnétisme. Là, il avait trouvé la clé d’autre chose, un truc vraiment éblouissant. Quand Bertrand [Bonello] m’a proposé de jouer Jacques de Bascher, je n’étais pas sûr de le vouloir. Mais j’ai voulu répéter une scène avec Gaspard, que je connaissais depuis très longtemps. Et là, déjà, j’ai vu prendre corps son extraordinaire incarnation qui allait bien au-delà de la ressemblance avec le modèle. On a tous était totalement admiratifs de lui pendant tout le tournage et Bertrand était vraiment totalement inspiré par lui. Il avait le feu.
L.S. — Moi aussi, comme Louis, j’ai rencontré Gaspard il y a très longtemps. On est tous de la même génération. On a débuté puis grandi plus ou moins ensemble. Sa disparition est très perturbante. C’est un acteur qui beaucoup évolué dans son jeu, qui a monté en intensité, dans Saint Laurent, dans Juste la fin du monde de Xavier Dolan. J’adorais sa cinéphilie, son intelligence. C’était assez fou de l’écouter parler de cinéma.
Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux, avec Léa Seydoux et Louis Garrel (France). Film d’ouverture, hors compétition.