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Le droit, allié de la nature ? Entretien avec Sacha Bourgeois-Gironde

Dans Comment le droit nous rapproche de la nature, le juriste et économiste Sacha Bourgeois-Gironde envisage de nouvelles formes de protections juridiques dans le domaine environnemental. Précédemment auteur d’Être la rivière (PUF, 2020), il revient sur l’attribution de personnalités juridiques à des écosystèmes ou à des fleuves. Il propose également de nouvelles pistes de régulation de notre relation à la nature à partir du droit existant.

 

Nonfiction : Quels sont les avantages et les inconvénients de doter d’une personnalité juridique un fleuve, une montagne ou un écosystème ?

Sacha Bourgeois-Gironde : J’aime poser cette question en termes de saillance cognitive, c’est-à-dire de conscience et de représentation en l’esprit du droit. Comment les normes viennent-elles à l’esprit ? Que savons-nous (« nous » indique ici le profane) du droit, de l’espace hiérarchisé des normes, des recours face à ce que nous appelons « injustice », si ces recours existent ? Y a-t-il même une relation entre notre sens du droit et le droit ? Le recours à des représentants pour défendre ses droits est largement motivé par cette coupure cognitive entre le droit et nous.

Afin de réduire cette coupure il est intéressant de mobiliser certains concepts ou certaines techniques juridiques. La personnalité légale en est une. Ce n’est évidemment pas sa seule fonction, mais on peut dire que la création de personnes juridiques impose d’emblée l’idée qu’il faut prendre en compte les droits de cette personne. Conférer la personnalité juridique à des entités de l’environnement aide ainsi à rendre consciente l’idée que ces entités ont des droits. À partir de là, on peut s’interroger sur ce que sont ces droits et de quelle manière ils interagissent avec mes propres droits, avec d’autres sujets de droits, etc. L’effet de la personnalisation juridique est de créer cette mise en relation sur le plan de la représentation de l’espace légal et évidemment sur le plan pratique et procédural. Un fleuve cesse d’être seulement l’objet d’une régulation, le passage d’objet du droit à sujet du droit lui confère une forme d’agentivité à l’aide de ses représentants légaux.

En quoi est-ce un avantage et quels inconvénients pourraient en découler ? Sur le second aspect, les inconvénients, on pourrait (à l’inverse de ce que je viens de dire sur la saillance cognitive des personnes juridiques) affirmer un grand nombre de contre-arguments qui pointeraient vers la multiplication arbitraire des sujets de droits, créant de la confusion doctrinale voire idéologique (« alors les droits de la nature sont désormais sur le même plan que les droits de l’homme ? »), ou alors sur le caractère artificiel de la démarche (« non, tout ne peut pas devenir un sujet de droits, il faut que l’entité qui le devienne ait des caractéristiques qui rendent intrinsèquement cela possible, comme la conscience, la volonté, etc. »). Je crois que ces contre-arguments sont plus ou moins aisément contournables sur le plan théorique.

Ce qui demeure est que le choix de la personnalisation juridique d’une entité de l’environnement peut avoir des motifs pragmatiques intéressants. Par exemple, dans le cas célèbre du fleuve Whanganui, le motif était celui d’une réconciliation post-coloniale. Ainsi, ce concept juridique de personne légale, appliqué à l’objet des griefs (en l'occurrence, la gestion du fleuve) pouvait contribuer, en partie, à cette réconciliation. À mon avis, ce qu’on recherche dans ce type d’approche des droits de la nature, ce n’est pas des renversements ontologiques dans le droit ou dans la nature, ce sont des équilibres sociaux qui passent par de nouvelles techniques juridiques relatives la nature. Ce détour est quelque chose qui mérite d’être interrogé philosophiquement.

En quoi les outils existants du droit peuvent-ils servir de points d’appui pour une meilleure protection de l’environnement ?

C’est la question principale de ce livre Comment le droit nous rapproche de la nature. J’explore une voie, qui n’exclut en rien les deux autres, c’est-à-dire, d’une part, conférer des droits à la nature via l’usage de la personnalisation juridique ou via des déclarations de droits constitutionnels de la nature, qui devient de ce fait un sujet de droits sans être une personne légale à part, comme en Equateur, et d’autre part, faire de l’environnement un objet à protéger à l’aide d’un domaine du droit qui s’appelle le droit de l’environnement.

Cette voie intermédiaire, ou plus exactement différente, évite d’abord de poser directement la nature comme un sujet de droits. Dans la première partie du livre, j’explique que ce type d’approche directe soulève la question de la source normative qui accompagne un tel geste. Serait-ce que la nature est source de droit ? Je veux éviter cette hypothèse jusnaturaliste que l’on trouve chez certains théoriciens des droits de la nature, comme Thomas Berry et son idée de jurisprudence de la terre, qui a influencé justement la constitutionalisation des droits de la nature en Amérique du Sud. Suivre cette voie est selon moi susceptible de créer des conflits de valeurs dommageables entre droits humains et droits de la nature, quand bien même elle est généralement conçue comme une reconnaissance de valeurs et de croyances autochtones supposées « proches » de la nature. Or, ce n’est pas, pour reprendre mon titre, la manière que je privilégierais pour « nous » rapprocher par le droit des intérêts de la nature.

De l’autre côté, il y a le droit de l’environnement qui a pour objet la protection de la nature, de certains de ses aspects, de certaines de ses fonctions, en vue – le plus souvent mais pas exclusivement – de la préservation d’intérêts humains fondamentaux comme la santé. Ce que je cherche à montrer est qu’il y a dans des branches qui n’ont a priori pas de liens directs avec la nature une relation implicite à celle-ci. La nature forme selon moi un arrière-plan sur lequel se déploient un grand nombre de domaines et problématiques juridiques, sans que cela ne soit réellement thématisé et qu’il y a donc dans le droit positif, par opposition au jusnaturalisme mentionné plus haut, et bien au-delà du droit de l’environnement qui, lui, thématise explicitement la nature, des ressources conceptuelles et techniques qui valent la peine d’être mises en lumière et qui sont des outils potentiels de protection de l’environnement.

Certains de ces outils, par ailleurs, rejoignent (mais alors de manière indirecte) l’idée de droits subjectifs de la nature. Pour ne citer qu’un exemple analysé dans le livre, je vois dans une réhabilitation du concept de hereditas jacens dans le droit romain de la succession une possibilité de ce genre : dans le cas où l’on ne parvenait pas à identifier les héritiers d’un défunt propriétaire d’un terrain, durant le temps de la recherche des héritiers, le terrain héritait pour sa part de la personnalité juridique du défunt, il prolongeait sa personnalité juridique. Il y avait donc dans ce laps de temps des entités naturelles (foncières) qui revêtaient une sorte de personnalité juridique humaine. J'examine l’usage généralisé de l’hereditas jacens dans les circonstances où il y aurait cette fois des doutes sur les bons usages des futurs usagers de ressources naturelles.

L’une des idées centrales de votre essai est la capacité du droit à faire émerger des « centres d’intérêt juridique », et ce faisant, des procédures stables. En quoi est-ce pertinent pour la problématique environnementale ?

L’expression de « centre d’intérêt juridique » n’est pas de moi. C’est une notion du juriste économiste Gérard Farjat, développée dans son article de 2002, « Entre les personnes et les choses, les centres d’intérêts. Prolégomènes pour une recherche » paru dans la Revue trimestrielle de droit civil. Telle que je comprends cette notion, elle recouvre deux aspects. D’abord, elle propose une catégorisation tierce en droit entre objets et sujets, ou entre choses et personnes. Il y a, du fait de leur nature même, des entités qui sont difficilement saisissables selon cette dichotomie. L’exemple type qu’il prend est celui de l’embryon, à un stade peu avancé de son développement. Le premier point est donc ontologique. Mais la question est celle du droit, pas de l’ontologie en elle-même : dans quelle catégorie le droit doit-il situer ce genre d’entités ?

Ensuite, c’est le second aspect, des intuitions très contrastées s’opposent autour de la nature de telles entités – gardons précisément en tête l’embryon. Des points de vue radicalement opposés convergent sur la manière dont le droit doit légiférer sur l’embryon, sur l’animal, sur la famille. Ils deviennent des centres d’intérêt du fait de ces conflits idéologiques. Et il est intéressant de noter que le statut ontologique ambigu et la conflictualité idéologique concerne les mêmes entités, comme s’il y avait un lien. Face à ces conflits, aller trop vite dans le sens de la personnalisation juridique et des protections particulières que cela implique en termes de droits de l’entité concernée, ou dans le sens de l’objectivation et des droits que cela confère à l’endroit à cette entité, tend à entériner et accentuer le conflit. Il y a donc, pour des juristes comme Farjat, des statuts intermédiaires, qu’il nomme les centres d’intérêts juridiques, qui ne deviennent pas des personnes, mais constitueraient des choses spéciales pas comme les autres.

La problématique environnementale peut rentrer dans cette catégorie aux motifs que le changement climatique ou l’attrition de la biodiversité sont source d’instabilité (que cela concerne la propriété foncière ou la souveraineté dans le cas de la submersion d’îles ou de littoraux) et qu’il n’y a pas de consensus social et politique sur la raison, l’étendue et les conséquences de la crise environnementale. Des intérêts privés et publics majeurs se cristallisent autour de l’environnement et de son instabilité. Le constituer comme centre d’intérêt juridique et partir de ce centre – de ce lieu de convergence et de débat âpre – pour en faire émerger des régulations stabilisatrices, comme cela a été le cas (dans une certaine mesure, les crispations idéologiques demeurent, mais la loi pose des limites à leurs effets réels) pour la famille ou l’embryon.

Vous évoquez la nécessité pour le droit de mieux prendre en compte les processus naturels ainsi que les relations nous liant à la nature. Pourriez-vous donner des exemples d’adaptation concrète en termes juridiques ?

Il me semble en effet que les droits de la nature se sont jusqu’ici beaucoup plus focalisés sur des entités localisables, délimitables, inscrites sur le territoire (des fleuves, des arbres, ou alors la nature comprise dans les limites d’un État, comme en Equateur ou en Bolivie) que sur des processus naturels. De ce fait, les droits de la nature restent foncièrement liés au découpage administratif du territoire. Dans une approche écosystémique, il est évidemment question de la protection de l’écosystème, de ses cycles, des processus naturels qui le définissent, mais on a encore l’idée que les écosystèmes surviennent sur des marquages territoriaux – pensez aux aires marines protégées, par exemple. Il faut bien entendu des délimitations spatiales, mais je crois qu’en envisageant les choses essentiellement de manière spatiale, on manque ce qui, selon moi, est non seulement au cœur de la problématique environnementale (les processus naturels, pas la protection patrimoniale d’un paysage ou d’une zone) mais encore de la définition des droits de la nature.

De quels droits parle-t-on, en effet ? Les textes labellisent ces droits en termes de droit au bien-être, à la vie, à la reproduction de ses cycles vitaux, à son intégrité écologique. Si l’on cherche à donner un sens précis, rigoureusement fondé, pas seulement sur le plan éthique mais également sur le plan scientifique (car rappelons-nous qu’il s’agit d’entités naturelles susceptibles d’une caractérisation biologique, géologique, climatologique, etc., et pas seulement de constructions sociales anthropologiquement situées que l’on voudrait honorer), on va rencontrer les concepts de fonction écosystémique, d’interdépendance entre espèces, de métabolisme, l’attention pouvant se porter à des niveaux plus ou moins fins de granularité d’organisation du vivant ou du non-vivant. Le monde devient un monde d’interactions et de processus, non plus de marquage territorial.

Dans cet esprit, un courant d’eau froide au large de l’Angola, le courant de Benguela, par exemple, fait l’objet depuis 2013 d’une convention protectrice. On est ontologiquement plus proche ici du processus que de l’entité, en tout cas de l’ordre de la prise en compte d’un fait dynamique et non statique. Dans le même esprit, je voudrais explorer dans un prochain ouvrage la thématique de la neige à travers l’analyse d’un procès historique qui a opposé des années 1990 à 2004, devant la Cour européenne des droits de l’homme, quatre villages saamis de Suède à des propriétaires terriens privés. Les éleveurs de rennes saamis avaient conduit leurs troupeaux sur des territoires auxquels ils pensaient avoir accès selon un droit immémorial, ce qui n’était pas le cas. Les propriétaires ont porté plainte contre eux et ont eu gain de cause. La raison initiale de ce déplacement des troupeaux était qu’en raison du changement climatique, la qualité de la neige sur le territoire de départ ne permettait plus aux rennes de brouter à travers et d’atteindre les plantes dont ils se nourrissent sur le sol. En raison des variations de température, la neige présentait une couche intermédiaire glacée infranchissable. À aucun moment de ce long procès, en première instance, en appel, devant la Cour suprême suédoise et finalement devant la CEHD, il ne fut question de ce fait premier : la qualité de la neige et son lien au dérèglement des processus climatiques. Il ne fut question que de droits de la propriété. Il m’importe donc de mettre la question des processus au cœur de l’analyse juridique environnementale.

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