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Pourquoi le vote en faveur de l'extrême droite progresse depuis vingt ans chez les enseignants

Pourquoi le vote en faveur de l'extrême droite progresse depuis vingt ans chez les enseignants

Le Rassemblement national réussit à recruter dans tous les milieux sociaux. Illustration avec les enseignants qui, s'ils restent ancrés majoritairement à gauche de l'échiquier politique, sont de plus en plus nombreux à glisser vers la droite radicale. Entre 15 et 20 % d'entre eux auraient voté Bardella aux européennes du 9 juin.

Selon un sondage IFOP réalisé à une semaine du scrutin européen du 9 juin, 20 % des enseignants déclaraient avoir l'intention de voter pour Jordan Bardella. Bien que la social-démocratie domine avec 32 % d’intentions de vote, le parti de droite radicale se positionne en deuxième position, juste derrière la liste de Raphaël Glucksmann, mais devant La France insoumise (7 % d’intentions de vote) et les écologistes (11 %). Un score notable au sein d'une population qui vote pourtant traditionnellement à gauche.

Phénomène de rattrapage

“Les premières statistiques que l’on a par rapport aux européennes du 9 juin montrent que ce vote RN chez les enseignants est assez stable par rapport aux élections présidentielles de 2022 : entre 15 et 20 %, indique Benjamin Chevalier, professeur agrégé de sciences sociales et auteur de l’article "Des enseignant·es au Rassemblement national. Comprendre des cas a priori dissonants d’engagement partisan", paru dans l'ouvrage collectif Sociologie politique du Rassemblement national. 

Selon le doctorant en sciences politiques, "il y a une perte de spécificité de l’identité professionnelle du groupe qui a tendance à se comporter peu à peu de moins en moins différemment des autres. En 2022, si c’était l’un des groupes qui avait le moins voté pour le RN, c'était celui où la progression fut la plus importante. C’est un phénomène de rattrapage. "

"Dépolitisation"

Les raisons de cette droitisation du corps enseignant sont multiples. "On constate, de manière assez aiguë, une dépolitisation globale du corps enseignant. Les pratiques militantes vont se raréfier et l'investissement syndical va beaucoup dépérir. Du coup, l'idée de la forteresse enseignante, avec une identité très marquée à gauche, très structurée, est de moins en moins vraie. Et l'autre élément, c'est que le Parti Socialiste, notamment, a perdu le vote des enseignants parce qu'ils se sont moins appuyés sur eux. Sans compter cette perte de capacité de la gauche à avoir un discours dans lequel les enseignants vont se reconnaître."

Dans une note du Cevipof consacrée au vote des fonctionnaires à l’élection présidentielle de 2022, le chercheur Luc Rouban estime à 19 % la proportion d’enseignants ayant voté pour l’extrême droite au premier tour (15 % pour Marine Le Pen et 4 % pour Éric Zemmour). Le politologue souligne que "le vote des enseignants du public s’avère toujours plus à gauche que celui des autres agents de la FPE, notamment par leur choix plus fréquent de Jean-Luc Mélenchon et de Yannick Jadot". L'expert met en exergue les 20 % d’enseignants ayant voté pour les candidats de la droite radicale, “ce qui paraît peu par rapport aux 47 % que cette droite réunit chez les policiers et militaires. Cela témoigne d’une évolution profonde du milieu enseignant qui, jusque-là, était resté un bastion de lutte contre l’extrême-droite.”

Adaptation du discours

Selon l’historien de l’Éducation, Claude Lelièvre, les digues cèdent peu à peu. “Le monde enseignant a longtemps été considéré comme foncièrement réfractaire au vote en faveur des partis d’extrême droite. Mais, dorénavant, on n’en est plus assuré, tant s’en faut.”

Le spécialiste de l'éducation voit deux phases dans la percée de ce vote. "Il y a eu une première phase où le père de Marine Le Pen, le Front National, considérait les enseignants du public comme totalement réfractaires, voire des adversaires par essence au FN. Ils ne s'adressaient pas à eux. Après les résultats de 2002, il y a eu un retournement. Les Le Pen se sont adressés à eux en les présentant comme des victimes du système et non plus comme des acteurs complètement dévoués à leur perte. Ça n'a pas marché immédiatement, semble-t-il, au niveau des sondages, encore qu'il y ait une montée, un peu lente d'abord - 3 %, ensuite 5 %, ensuite pas loin de 10 % dans la période qui se rapproche de nous."

La progression semble continue. Une illustration de cette tendance est fournie par un sondage réalisé au second tour de la présidentielle de 2022, selon lequel 25 % des enseignants ont voté en faveur de Marine Le Pen. "C'était déjà un dégel de la banquise." Claude Lelièvre interprète ce phénomène comme "plus une radicalisation de certains enseignants qu'une conversion. Il y a toujours entre 20 et 25 % des enseignants qui votaient à droite. Il y a eu un effondrement de la droite de gouvernement chez les enseignants. 4 % d'entre eux auraient voté pour la liste Bellamy. Les trois quarts de ceux qui votaient à droite ont basculé vers le RN."

Des professeurs transformés en simples exécutants

L'historien de l'Éducation s'inquiète de ce que pourrait signifier un ministère de l'Éducation dirigé par le RN. Selon lui, si le Rassemblement national prend le pouvoir, "il s’agit de transformer les professeurs en simples exécutants d’un enseignement défini pour l’essentiel par des politiques et il s’agira d’appliquer strictement," alerte-t-il. Les programmes "pour l'essentiel seraient discutés directement par les parlementaires. Ces décisions devraient être ensuite actées par une inspection très vigilante qui, elle-même, serait surveillée. Donc, on a bien affaire à une offensive idéologique marquée."

Programme focalisé sur l'identité

Claude Lelièvre voit dans le programme du RN pour l'éducation une ambition "ultra-nationaliste," déjà présente dans son programme présidentiel de 2017, et réitérée dans celui de 2022. "Quand le Rassemblement national parle des fondamentaux, il ne dit pas : 'lire, écrire, compter'. Ils disent : "français, mathématiques, histoire de France". Ce n'est pas la même chose. Lire et écrire, c'est instrumental. Le français, ça peut être une focalisation nationaliste et identitaire. C'est un programme qui est focalisé sur l'identité. On ne parle pas de toute l'Europe. Marine Le Pen était contre le fait qu'il y a un drapeau européen dans les salles de classe. Donc, on a un élément nationaliste et identitaire pour remodeler l'idéologie de l'école française."

Nicolas Faucon

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