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L'hypothèse du RN à Matignon agite les hauts fonctionnaires : "Je ne saluerai pas Bardella en uniforme"

L'hypothèse du RN à Matignon agite les hauts fonctionnaires :

Mars 2024, une table près de l’Assemblée nationale. Laure Lavalette, députée Rassemblement national du Var, est entourée d’une brochette de journalistes et y va de ses suppositions. "C’est sûr que si on arrive au pouvoir, certains hauts fonctionnaires seront sous antidépresseurs", s’esclaffe-t-elle. Il y a trois mois seulement, personne encore n’imagine que la possibilité pour le parti d’extrême droite d’arriver aux responsabilités est si proche. Elle-même n’a pas que de bonnes expériences avec les hauts fonctionnaires, notamment avec Philippe Mahé, le préfet du Var, qui refuse de s’afficher aux côtés de la députée frontiste. Le 7 décembre 2023, il ne l’avait pas invitée à l’inauguration d’une maison France services dans sa circonscription, comme lors d’un déplacement à Porquerolles en compagnie du ministre Hervé Berville, où Laure Lavalette avait fait des pieds et des mains pour tenter de s’incruster. Si certains préfets se sont faits à la présence du RN à l’Assemblée, les relations ne sont pas encore fluides sur tout le territoire. Du moins, elles ne l’étaient pas jusqu’au 9 juin au soir, au moment où Emmanuel Macron a choisi de dissoudre l’Assemblée.

Jusqu’alors, l’arrivée au pouvoir du RN n’était qu’une hypothèse, qu’on évoquait au détour des conversations. Désormais la perspective de voir s’installer Jordan Bardella à Matignon est devenue une vraie possibilité. Depuis, certains téléphones n’arrêtent pas de sonner. "Beaucoup de hauts fonctionnaires m’appellent depuis dimanche pour être conseillés, explique Nathalie Loiseau, eurodéputée Renaissance et ancienne directrice de l’Ecole nationale d’administration (ENA), de 2012 à 2017. Ils se questionnent, car le RN n’est évidemment par un parti comme les autres." Au sommet de l’Etat, on s’agite, on consulte à tout-va ses aînés. "Un préfet de région m’a encore appelé tout à l’heure, confirme un fonctionnaire d’expérience. Par le passé, il a été dans le cabinet d’un ministre socialiste, et ne se fait aucune illusion sur son avenir dans cette hypothèse. Servir un gouvernement de cette nature ne l’enthousiasme pas."

Les états d’âme sont grands chez les préfets, de loin les fonctionnaires les plus exposés à cet éventuel changement de gouvernement. Placés sous l’autorité de Beauvau, ce sont eux qui, si le Rassemblement national arrive au pouvoir, devront appliquer directement ses décisions en matière sécuritaire. Un autre préfet, de département cette fois, renchérit : "Un certain nombre d’entre nous rendront la casquette, c’est certain. Il est inimaginable que je salue Jordan Bardella en uniforme !" Un ancien préfet, exerçant désormais d’autres responsabilités au sein de l’Etat, approuve vivement. "Je suis dans ce cas aussi, et je n’en ai jamais fait mystère. Les hauts fonctionnaires de mon entourage se posent la question - personne n’a envie de servir un exécutif à la main du Rassemblement national, explique-t-il. Mais les gens se demandent évidemment ce qu’ils pourront faire ensuite. Beaucoup ont des enfants et un prêt à rembourser."

Force d'inertie

Nombreux sont ceux qui font le choix de se tourner vers d’autres administrations, plus indépendantes et donc moins exposées. "Certains me disent qu’ils vont partir à la Cour des comptes ou au Conseil d’Etat pour se protéger, et ont d’ailleurs déjà déposé des candidatures", indique un jeune haut fonctionnaire, cette fois à la direction générale du Trésor. Marqué à gauche, il juge "impossible" d’appliquer les décisions budgétaires d’un gouvernement estampillé RN. Mais ce n’est pas le cas de tous. "Mes camarades sont globalement hostiles à leur arrivée, mais il ne faut pas oublier qu’au Trésor, généralement, tout le monde est assez économiquement libéral, poursuit-il. Ils se disent, que malgré les annonces du RN, leur arrivée au pouvoir sera business as usual." Et si ça ne l’est pas ? "Ils se rassurent en se convaincant qu’ils font de la statistique et que leur activité n’est pas politique. Pourquoi s’en soucieraient-ils ?"

Pour nombre d’observateurs, plutôt qu’une fronde, cet état d’esprit prévaudrait chez la majorité des hauts fonctionnaires en cas d’arrivée au pouvoir du Rassemblement national. "Quand François Mitterrand gagne en 1981, le pouvoir socialiste était perçu comme quasi bolchevique. Vous savez combien de personnes ont quitté la préfectorale ? Une seule, un sous-préfet. Il s’appelait Philippe de Villiers, pointe Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux sous François Hollande. La hiérarchie pensera à son futur et attendra que la période passe." Le RN n’a donc pas à craindre de démissions en masse au sommet de l’Etat. Chez les plus hostiles au parti d’extrême droite, on préfère s’imaginer être un barrage à toute dérive de l’Etat de droit. "Je serai là pour tenir la maison", confie un conseiller d’Etat. D’autres se perçoivent carrément comme une "résistance de l’intérieur". "Vous savez, quand l’Administration peut freiner un projet, elle sait très bien le faire, ajoute une magistrate de la Cour des comptes. Il n’y a quasiment pas de loi qui passe aujourd’hui sans décret d’application, et il n’y a rien de plus facile que de traîner la patte à ce moment-là." De hauts fonctionnaires mués en Che Guevara par leur force d’inertie. "J’appelle ça de la déloyauté, tance le préfet qui envisage de rendre sa casquette. Cette stratégie ne fera que renforcer le ressentiment du public. Et c’est sans compter sur les hauts fonctionnaires en accord avec les idées du RN."

"Pourquoi ne pas essayer ?"

Depuis peu, on sent dans les couloirs des corps constitués un changement d’atmosphère. Comme ce jour où, dans une réunion de la Cour des comptes, un participant a défendu l’idée de recruter plutôt des personnes d’origine modeste mais françaises à la place d’immigrés. Ou ce haut fonctionnaire, outré, qui a entendu échapper un propos raciste dans un couloir. "Je n’avais jamais vu ça en quarante ans, s’offusque-t-il auprès de L’Express. Le fond de l’air est brun. On sent qu’il n’y a plus de diabolisation, la question n’est pas 'le fascisme est à nos portes', c’est comment on vit avec".

De quoi relativiser le changement qu’induirait l’arrivée de Bardella à Matignon. "Je pense que peu de gens sont sensibles au passé du Rassemblement national aujourd’hui, de la même manière que peu relient le Parti communiste aux staliniens. C’est une transformation inévitable", estime Daniel Keller, ex-président de l’Association des anciens élèves de l’ENA. Après avoir déclaré sur le site d'Opinion internationale le 11 juin que "si le peuple veut le RN au pouvoir, les élites françaises devront l’aider", le haut-fonctionnaire a viré de bord, appelant ensuite à à faire barrage au RN. Ce n’est pas le cas de tous. Un ressentiment sourd, lié notamment à la réforme de la haute fonction publique lancée par Emmanuel Macron, en pousse quelques-uns, au Quai d’Orsay, à affirmer vouloir voter pour l’extrême droite. "Je fais partie des gens qui sont remontés comme des pendules et qui se disent : j’ai très mal vécu cette réforme, je vais voter Marine Le Pen", confie un diplomate. Le texte entré en application en 2021 avait notamment signé la fin du corps diplomatique. "Je ne suis pas le seul à penser comme ça, assure-t-il. Après tout, si le RN arrive au pouvoir par un biais démocratique, pourquoi ne pas essayer ?"

Pas d'inquiétude côté RN

Du côté du parti d’extrême droite, on le jure : "Nous n’aurons aucun mal à trouver de hauts fonctionnaires désireux de se mettre à notre service". Depuis les années 1980, quelques préfets, sous-préfets et énarques, d’Yvan Blot à Jean-Yves Le Gallou, en passant par Christophe Bay (directeur de campagne de Marine Le Pen pendant la présidentielle de 2022), ont toujours gravité autour du parti lepéniste. L’entourage de la patronne cite sans cesse les Horaces, ce cercle obscur de conseillers, issus pour certains de la haute fonction publique, qui conseille Marine Le Pen.

Pour les élections législatives à venir, d’ailleurs, on trouve parmi les candidats investis par le RN un ancien de l’administration centrale de Bercy, ou des militaires. "Il existe déjà un degré d’adhésion énorme chez certains, peste un membre de la Cour des comptes. Les militaires sont tout simplement ravis, les flics sont contents, et les préfets, pour beaucoup, ne sont pas fâchés". Côté frontiste, on abonde. Thomas Ménagé, député du Loiret, assure que, sur son territoire, il a reçu plusieurs invitations à dîner de hauts fonctionnaires membres de la Cour des comptes. Le député trentenaire y voit là un glissement générationnel, lié aussi à l’évolution sociologique du parti. "Les anciens, on ne les aura pas, mais les nouveaux, les administrateurs de l’Assemblée, les juges administratifs, on les connaît, on a fait nos études avec eux, on se croise. Le RN est désormais plus populaire et plus hétérogène, ça facilite les relations avec ce genre de profils". Pas d’inquiétude, donc. Et certains attendent même qu’une accession au pouvoir règle leurs problèmes d’entente avec les préfets de leur territoire, qui devraient être remplacés par des volontaires moins hostiles.

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