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Le vote RN pour prix du mépris social des classes populaires

L’abstentionniste et le vote en faveur du Rassemblement national des classes populaires s’expliquent notamment par un double abandon : abandon d’abord de la part - c’est connu d’une partie de la gauche ; abandon aussi - c’est moins connu - de la part de la petite bourgeoisie culturelle qui s’est longtemps, pour reprendre la formule du sociologue Julian Mischi, employé à « servir la classe ouvrière » et plus largement les classes populaires. Employer, en effet, car cette petite bourgeoisie culturelle, que sa diversité rend spontanément difficile à saisir, regroupe des professions en charge des politiques sociales, éducatives et culturelles, qui les placent au contact des classes populaires.

« Monique de Saint-Martin et Pierre Bourdieu ont, les premiers, dans un article intitulé Anatomie du goût (1), relevé l’émergence d’une nouvelle couche moyenne dans les années 1960, la “petite bourgeoisie nouvelle”, relève Élie Guéraut, maître de conférences en sociologie à l’Université de Clermont Auvergne. Sur la base d’un même rapport à la culture, bien plus que par leur position professionnelle, ce groupe social regroupe tout à la foi les professeurs, les journalistes, les psychologues, les éducateurs, les artistes ou, comme on disait alors, les intermédiaires culturelles, autant de professions dont les effectifs croissaient alors rapidement. S’inventait avec elles un nouveau mode de vie caractérisé, notent Bourdieu et Saint-Martin, par un attrait vers les marges inférieures de la culture : jazz, rock, art contemporain, écologie, féminisme. »

Déclassement

Ces professions se sont depuis fondues dans le paysage social jusqu’à perdre tout relief ou presque. « La petite bourgeoisie culturelle, poursuit le chercheur, est aujourd’hui fragilisée, car déclassée sur le plan économique, symbolique et politique. Cette perte de légitimité la porte à se replier sur elle-même, à privilégier l’entre-soi et le repli sur ce rapport singulier à la culture légitime, à distance de la bourgeoisie mais aussi des classes populaires. »Et, faute de pouvoir se retourner contre la « classe » dominante, la voilà qui se détourne des classes populaires. Pire : la bienveillance d’hier est devenue mépris. « La petite bourgeoisie culturelle, rappelle Élie Guéraut, a longtemps exercé une mission d’encadrement éducatif, social et culturel, et même politique des classes populaires. C’est moins vrai aujourd’hui même si on observe, bien sûr, de fortes variations territoriales. »

Et d’insister : « Affaiblie par le désengagement de l’État des secteurs éducatif et social, cette mission d’encadrement n’a pas résisté à l’extension, corollaire, d’un mépris de classe qui donne l’occasion aux membres de la petite bourgeoisie culturelle de faire front face au processus de fragilisation qui les affecte. Pour défendre une image écornée, la petite bourgeoisie culturelle oppose ses goûts, son dégoût, à ceux, réputés mauvais, des classes populaires, mais aussi des fractions économiques des classes moyennes. »

Effet miroir

Ce rejet trouve sa traduction dans les urnes. « Depuis les années 2010, reprend le sociologue, le déclin du vote à gauche au sein des classes populaires s’accélère. Les scrutins locaux dans les villes petites et moyennes comme lors des échéances nationales en attestent sur fond de mobilité des abstentionnistes vers le RN et de nouvelles générations livrées à elles-mêmes. Cette réalité témoigne de l’effritement d’une alliance de classes entre la petite bourgeoisie culturelle et les classes populaires sur laquelle s’était fondé le socialisme municipal et national dans les années 1970 et 1980. Par un effet miroir, le mépris de classe porté aux classes populaires conforte certaines de ses fractions, celles qui sont le plus éloignées de cette petite bourgeoisie culturelle, à se tourner vers le RN et à voter contre un “système” dont ils ont le sentiment qu’il les rejette. »

Déclassée, la petite bourgeoisie culturelle ne risque-t-elle pas de céder aux sirènes de l’extrême droite ? « Il y a des signaux encore faibles, tempère le sociologue. Le vote des enseignants a, par exemple, déjà bien muté avec, pour une part d’entre eux, un désengagement de la gauche d’abord, puis une attraction vers le centre et la droite de l’échiquier politique. Les enseignants d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier. La crise de la vocation, liée au déclassement du métier, pose le problème d’un recrutement moins sélectif. Affectés dans des établissements populaires à faible mixité sociale, les moins bien classés et les plus jeunes connaissent une crise de leur vocation, analysée par Sandrine Garcia (2), face à la réalité d’un métier très ou trop éprouvant. »  Et un peu comme pour les policiers ou les pompiers, cette confrontation directe avec les fractions basses des classes populaires et le rejet de l’institution qu’ils incarnent n’est sans doute pas sans conséquences sur leurs choix politiques…(1) Actes de la recherche en sciences sociales, octobre 1976(2) Sandrine Garcia, Enseignants : de la vocation au désenchantement, La Dispute, 2023.

Jérôme Pilleyre

Lire. Élie Guéraut, Le déclin de la petite bourgeoisie culturelle, Éditions Raisons d’agir, 2023, 24 euros

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