Logiques de la xénophobie
Alors qu’auparavant accueillir l’étranger de passage constituait une obligation morale forte, l’étranger apparaît à beaucoup aujourd’hui comme une menace contre laquelle il faut efficacement se défendre. C’est donc un constat sans appel qui ouvre le livre : « Nous assistons aujourd’hui à un accroissement apparemment irrésistible de l’inhospitalité ». Et ce constat relativement abstrait se double d’une description des conséquences concrètes de ce règne de l’inhospitalité : « nous connaissons le résultat de cette politique inhospitalière : un meurtre de masse. Certes, on n’a pas affaire à un génocide au sens strict, à la volonté délibérée d’éliminer les migrants. [...] On ne persécute pas, on n’extermine pas : on les laisse mourir en interdisant de leur venir en aide [...]. Cela entraîne les mêmes conséquences qu’une stratégie génocidaire et obéit à la même logique puisque l’on désigne des vies comme indignes d’être secourues et, en fin de compte, indignes d’être vécues ». Autrement dit, implicitement, cela signifie qu’on les considère comme des « hommes en trop ».
De l’inhospitalité comme dispositif
L'ouvrage Inhospitalité fait suite à Ils m’ont haï sans raison (Cerf, 2015), Djihadisme : le retour du sacrifice (Desclée De Brouwer, 2017) et Moïse l’insurgé (Cerf, 2022), dans lesquels J. Rogozinski avait mis au jour successivement les dispositifs de persécution, le dispositif de terreur et le dispositif mosaïque. Il y reprend la même méthode, héritée de Michel Foucault, afin d'identifier un véritable « dispositif d’inhospitalité » au cœur des discours xénophobes et haineux à l’égard des étrangers tenus par des hommes et des femmes politiques ou diffusés dans les médias. Comme les autres dispositifs déjà analysés, celui-ci « n’est pas l’effet d’une politique délibérée : il est apparu dans une certaine conjoncture comme le résultat d’une série de décisions ponctuelles et de micro-stratégies différentes, parfois contradictoires. Une fois constitué, il a obéi à sa propre dynamique en se déployant dans tous les pays occidentaux ».
Pour que les individus se soumettent à ce dispositif, il est nécessaire de faire converger les sentiments qui les meuvent vers des représentations imaginaires, auxquelles Rogozinski donne le nom de « schèmes », capables de capter leurs affects. Parmi ces schèmes, certains sont liés à l’histoire (Rogozinski risque ainsi l’hypothèses que le schème de l’invasion de la France par les migrants repose sur la représentation fantasmée d’une « colonisation à l’envers » de la France par les anciens peuples colonisés), tandis que d’autres « plus élémentaires » et universaux mettent en jeu « des figurations corporelles, comme le rapport entre le dedans et le dehors d’un corps » (par exemple, le schème de l’invasion prend le sens d’une intrusion ou d’une contamination, de la pénétration inquiétante dans notre corps d’un corps étranger qui risque de le détruire). C’est pourquoi il revient au philosophe de se demander d’où proviennent de telles représentations et comment leur résister.
Parmi les schèmes que mobilise le dispositif d’inhospitalité, l’un d’eux occupe une place importante : celui de « l’étranger dangereux », dont Rogozinski montre à la fois l’inanité et l’efficacité : « le dispositif opère ainsi une inversion de la réalité puisqu’il désigne des étrangers en danger comme des étrangers dangereux, tout en représentant de riches et puissants États comme les victimes de ces “envahisseurs”. Cette distorsion du réel n’est pas (ou pas seulement) le symptôme d’un délire collectif : elle répond à la visée fondamentale du dispositif d’inhospitalité qui cherche constamment à susciter de l’angoisse ». La logique de ce dispositif d’inhospitalité est telle qu’elle soupçonne non seulement les migrants d’être une menace, mais également leurs enfants, ce dont témoignent certaines pratiques policières. Comme le formule Rogozinski : « Au déni d’existence qui visait le migrant (“vous ne méritez pas de vivre”) succède maintenant un déni de reconnaissance (“vous n’êtes pas des nôtres”) ».
Philosophie de l'hospitalité
Une fois l’inhospitalité comme dispositif identifiée, il convient de chercher dans l’histoire des idées – et notamment la philosophie – quelle serait la justification de l’hospitalité. Pour ce faire, Rogozinski mobilise la pensée de Derrida et celle de Kant. À l’aide de sa distinction entre hospitalité conditionnée et hospitalité inconditionnelle, Derrida proteste contre les « limites de la conception dominante de l’hospitalité : une hospitalité sélective qui impose des conditions à l’accueil de ceux qui arrivent », et qui repose sur « un axiome d’autolimitation ou d’autocontradiction de la loi de l’hospitalité », comme le résume Rogozinski. Ces conditions rendent l’hospitalité conditionnée, paradoxalement, inhospitalière. C’est pourquoi Derrida, sous l’influence de la philosophie de Levinas, oppose à cette hospitalité conditionnée par des normes juridiques et politiques une hospitalité éthique inconditionnelle, dont la radicalité est hyperbolique. Comme le souligne Rogozinski, « l’hospitalité inconditionnelle n’est pas un partage, c’est un don absolu où celui qui accueille doit tout donner à l’arrivant et plus encore qu’il peut donner, sans rien lui demander en retour » ; c’est un dévouement qui peut aller jusqu’au sacrifice.
En ce sens, l’hospitalité inconditionnelle derridienne apparaît comme une véritable aporie, et c’est ce qui conduit Rogozinski à critiquer Derrida. En effet, en se demandant qui accueille l’arrivant, Derrida présuppose un moi qui accueille en quelque sorte « chez lui ». Or, tout le monde n’a pas de chez lui. Et Rogozinski se demande pourquoi l’accueil de l’étranger devrait nécessairement se faire chez soi (on pourrait en effet envisager un accueil public ou collectif, par exemple). De plus, comme objecte Rogozinski, « l’expérience d’être moi-même ne s’identifie pas forcément à la souveraineté d’un maître installé à l’abri de sa maison » : je peux être moi-même et demeurer fidèle à moi-même sans pour autant avoir de chez moi. Il faut donc transiger et nouer les deux formes de l’hospitalité l’une à l’autre, en opérant une transaction entre l’éthique et la politique. D’un côté, en effet, comme le dit Derrida « la loi inconditionnelle de l’hospitalité a besoin des lois » pour pouvoir « devenir effective et concrète » et, de l’autre, « les lois conditionnelles cesseraient d’être des lois de l’hospitalité si elles n’étaient pas guidées [...] par la loi de l’hospitalité inconditionnelle ».
Pour sortir de l’impasse, Rogozinski se tourne vers Kant. Ce dernier définit l’hospitalité comme « le droit qu’a tout étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive ». Et s’il demande de n’accorder aux étrangers qu’un « doit de visite » provisoire et pas « un droit d’installation » définitif, c’est parce que Kant ne veut pas cautionner l’expansion coloniale des européens qui invoquent le « droit à l’hospitalité » pour justifier leurs conquêtes. Kant situe le fondement du droit de propriété dans l’idée d’une possession commune de la surface de la terre (« Tous les hommes sont originairement en possession totale du sol de la Terre toute entière », écrit-il dans la « Doctrine du droit » de la Métaphysique des mœurs), ce qui donne le droit à des individus ou à des collectivités d’en posséder de manière légitime une partie et de faire reconnaître cette possession par les autres.
Cette affirmation ne découle pas de la réalité empirique, mais, comme l’analyse Rogozinski, « d’un postulat de la raison qui commande de considérer la terre comme si elle appartenait à tous, comme si chaque possession particulière se détachait sur le fond d’une possession commune. » On peut alors conclure du raisonnement kantien que « personne n’a originairement plus de droit qu’un autre sur un lieu de la terre ». Le droit à une hospitalité trouve ainsi sa légitimité dans une justification antérieure et supérieure au droit étatique ou au fondement politique de la propriété privée « dans l’exigence d’envisager la Terre comme le bien commun ». Cela sonne comme le rappel « de la contingence de notre existence ». Comme le développe Rogozinski : « être né ici n’implique pas d’être “d'ici” : personne n’est “de souche” , aucun homme n’a plus de droit qu’un autre d’être là où il se trouve », ce qui signifie clairement que « l’adoption symbolique » par laquelle nous appartenons à une nation ne nous confère aucun privilège sur les migrants.
Nation et inhospitalité
Pour savoir si l’inhospitalité est consubstantielle à la nation, si toute nation prote intrinsèquement en elle le germe de l’inhospitalité observée, il faut en faire la généalogie. Rogozinski note que la nation apparaît historiquement indissociable de l’État moderne et fait partie « d’un dispositif de pouvoir qui soumet les citoyens à son autorité et exclut de la citoyenneté ceux qui ne lui sont pas soumis : les étrangers ». La nation est en effet un des schèmes au service d’un dispositif de pouvoir étatique. Elle donne aux citoyens l’assurance narcissique d’appartenir à une « grande nation » ou la certitude angoissante de faire partie d’une « nation en danger », menacée par de redoutables ennemis et cela les amène à se soumettre à l’autorité de l’État et à combattre pour le salut de leur nation.
Pour démarquer les étrangers des citoyens, la nation s’appuie sur une représentation spatiale d’elle-même délimitée par la frontière (à partir du XVIIe siècle). Avant que l’on attache une grande importance à la frontière, il n’y avait pas de démarcation aussi radicale entre les « nationaux » et les « étrangers », et cette démarcation était brouillée par d’autres identités ou allégeances « à une époque où on était Normand ou Picard avant d’être Français, vassal du duc de Bourgogne avant d’être sujet du roi de France », comme l’explique Rogozinski. Aussi, la souveraineté de l’État s’exerce-t-elle à partir de la frontière, « car c’est elle qui garantit l’appartenance à la nation d’un territoire et des hommes qui y résident en les distinguant de ceux qui appartiennent à d’autres nations ». La frontière est fixe et circonscrit la souveraineté nationale, tandis que l’empire est voué à s’étendre de manière illimitée et que ses frontières ne sont que des haltes provisoires.
Consécutivement, c’est la manière qu’a l’État d’instituer la frontière qui détermine la représentation que les nationaux se font des étrangers. Ainsi, en fonction de la politique des frontières définie par l’État, les migrants peuvent être considérés comme une main d’œuvre exploitable, comme des envahisseurs menaçants, ou même, mais plus rarement, comme des hommes en détresse qu’il s’agit d’accueillir. Autrement dit, l’origine de l’inhospitalité n’est pas à chercher directement dans le rapport entre nation et frontière.
Assimilation et inhospitalité
Une fois sur le sol national, la question se pose de savoir que faire de ces étrangers. Et pendant longtemps, on a cherché à assimiler les nouveaux venus, à les rendre semblables. Cette image digestive renvoie à une conception de la société conçue comme corps collectif dont tous les membres font partie. Promouvoir l’assimilation n’est pas forcément réactionnaire : pour la gauche libérale et républicaine, il s’agissait de s’opposer à l’idéologie de la « guerre des races » en affirmant qu’il est possible d’assimiler pacifiquement des « races étrangères ». Mais avec la colonisation, on soupçonne que certains peuples soient inassimilables. Aussi, l’impératif d’assimilation par le comportement fait partie de « l’héritage colonial de la France. En l’appliquant désormais aux immigrés, l’on n’a fait que déplacer sa cible à l’intérieur du territoire national », comme le rappelle Rogozinski.
La politique d’assimilation est inhospitalière au sens où l’identité d’origine n’est pas reconnue ou n’est reconnue que comme un obstacle. Elle est porteuse d’un « déni de reconnaissance », comme le nomme A. Honneth, qui cause chez celui qui en est victime souffrance, honte, sentiment d’être méprisé et qui tend à détruire la confiance en soi et l’estime de soi, faisant parfois le jeu du communautarisme. Ainsi, la cause de l’inhospitalité liée à la nation serait à rechercher dans l’assimilation ou la volonté de rendre l’autre pareil à soi ou de le rejeter.
Mais c’est par l’analyse de la souveraineté telle que la décrit le philosophe Jean Bodin (1530-1596) que Rogozinski trouve ce qui dans la nation tend à produire de l’inhospitalité en favorisant une volonté d’assimilation de l’étranger. Selon Jean Bodin, la souveraineté se définit en effet par son caractère absolu (son pouvoir ne pouvant être limité par aucun autre) et indivisible. La souveraineté a aussi le pouvoir de suspendre les lois, c’est-à-dire de décréter un état d’exception. Bodin avait compris que lorsque son autorité est contestée, l’État doit désigner un ennemi – même s’il est purement imaginaire – pour s’affirmer comme pouvoir souverain. L’acte de la souveraineté consiste donc à tracer une démarcation entre l’ami et l’ennemi, et puisqu'il s’agit d’une souveraineté nationale, l’ennemi est d’abord l’étranger, encore plus dangereux lorsqu’il s’agit d’un étranger de l’intérieur – l’impératif kantien d’hospitalité s'opposant précisément à cette idée puisqu’il appelle à ne pas considérer par avance l’étranger comme un ennemi.
Unité organique et inhospitalité
Pour Bodin, la souveraineté est comparable à un corps vivant et sa désagrégation constitue le danger le plus important. Or, c’est cette unité organique qui est menacée par les rebellions et les guerres civiles. La théorie de la souveraineté et la conception du corps politique formulées par Bodin justifient donc d’anéantir l’ennemi que désigne l’État – c’est-à-dire l’étranger. Ainsi, ce qui rend la nation inhospitalière, ce n’est pas la souveraineté nationale en tant que telle, mais « le schème destiné à la légitimer en représentant la nation comme un corps. Un organisme vivant se caractérise en effet par sa clôture, sa séparation naturelle avec les autres corps et chacun de ses organes appartient uniquement à ce corps singulier ».
Dans une autre perspective, les recherches du psychanalyste Didier Anzieu sur le « moi-peau » (qui apparaît comme la représentation de ce qui contient l’ensemble de la vie psychique et la barrière protectrice qui filtre les sensations venant du dehors) corroborent en quelque sorte cette analyse. Il existe en effet des pathologies de l’enveloppe qui proviennent de dysfonctionnements du moi-peau. Par exemple, il peut apparaître comme troué, comme dans le cas du « moi-peau passoire », qui peut se laisser pénétrer par de mauvais objets externes (fantasme d’intrusion).
On peut faire le lien entre cette peur psychique individuelle et la conception d’un État ne réussissant pas s’isoler « hermétiquement » du reste du monde, et qui tendrait à rejeter tout ce qu’il suspecte de vouloir s’introduire en lui. Or, comme le fait bien voir Rogozinski, « pour pouvoir capter les individus, les schèmes doivent se greffer sur leurs fantasmes personnels en les faisant fusionner avec ceux d’autres sujets du dispositif si bien qu’ils deviennent des fantasmes collectifs ». On comprend donc bien pourquoi c’est la représentation que la nation se fait d’elle-même comme corps vivant et séparé par une membrane (dont la frontière serait l’analogue dans le domaine politique) qui est à l’origine du penchant de la nation à l’inhospitalité.
Dans ce livre moins technique que les précédents, Jacob Rogozinski applique sa conception des dispositifs – qui a déjà fait ailleurs ses preuves – à l’inhospitalité qui traverse fortement nos sociétés occidentales. Il montre en quoi notre représentation inconsciente intériorisée de la nation comme corps vivant et vulnérable incline à présenter ceux qui se trouvent en-dehors de nos frontières comme des dangers potentiels. Pourtant, aucun raisonnement valide ne corrobore une telle conception, qui contrevient par ailleurs à toutes les règles éthiques. Il serait donc bien plus raisonnable de ne pas nous laisser emporter par ce courant inhospitalier.