Renault : la véritable histoire du Bâtiment X, là où tout a commencé
Sièges sociaux, usines, magasins, ces lieux constituent les points de départ de quelques-unes des plus grandes sagas industrielles et commerciales françaises. Dans cette série d’été, L’Express ouvre les portes de sites emblématiques, aux quatre coins de l’Hexagone.
Ils sont toujours là. Plantés en travers des longs jardins qui verdissent le quartier du Trapèze, dans le sud de la ville de Boulogne-Billancourt, dans les Hauts-de-Seine. Propres sur eux dans leurs habits d’un autre temps, à distance respectable de l’écoquartier flambant neuf qui les entoure. Nichés dans le coude d’une voie privée, ils se font face. Deux coqs, rescapés d’un Salon de l’auto de la Belle Epoque, les observent du haut de leur structure en fonte. A droite, la petite cabane où tout a commencé. A gauche, le bâtiment en brique où tout s’est amplifié. Deux faces d’une même saga industrielle : celle du constructeur automobile Renault. Deux vestiges d’un site de production jadis tentaculaire, aujourd’hui disparu.
Car avant d’accueillir des sièges d’entreprises à tour de bras, Billancourt, c’était Renault. Et Renault, c’était Billancourt. C’est dans cette commune que Louis Renault aime bricoler. Au commerce de tissus et de boutons qui a enrichi ses parents, il préfère la grisante nouveauté qu’offre l’automobile en cette fin du XIXe siècle. Il fait sien l’appentis de la maison de campagne familiale qui servait de remise, et dont une copie est aujourd’hui accessible aux visiteurs habilités par Renault.
Autodidacte, le jeune homme met au point sa première voiturette, sur laquelle il installe une boîte de vitesses à prise directe. Le système est une petite révolution. Et il fait ses preuves : en 1898, Louis Renault remonte sans caler la rue Lepic de la butte Montmartre. Paris s’extasie. Les commandes affluent. La société Renault Frères voit le jour. A Billancourt, la jeune entreprise achète des îlots non bâtis pour y installer ses ateliers. Il faut les relier entre eux : qu’à cela ne tienne, elle privatise les rues, au grand dam des riverains. Louis Renault s’inspire du travail à la chaîne d’Henry Ford, dont il a visité les usines en 1911, et impose un système de chronomètre auquel les ouvriers, qui travaillent alors douze heures six jours sur sept, répliquent par des grèves.
Quand Renault produit… des briques
Mais la Première Guerre mondiale emporte tout. L’entreprise se met à produire une partie des célèbres taxis de la Marne et les chars FT. La guerre est un tremplin : en quatre ans, elle quadruple ses effectifs et triple ses surfaces. Plus de 20 000 personnes y travaillent sur une quarantaine d’hectares. Au sortir du conflit, la vaste usine se dote alors de sa tour de contrôle : le bâtiment X, celui-là même qui trône encore à Boulogne-Billancourt. A l’époque, chacun des ateliers est nommé selon une lettre de l’alphabet. Le siège de la direction n’échappe pas à la règle. Sa façade, qui n’a pas changé en un siècle, se doit d’être grandiose. Il faut impressionner les délégations étrangères qui seront invitées à y découvrir les nouvelles voitures.
Sa couleur ocre, le bâtiment la tient des briques que la société produit elle-même. "Pour ce faire, Renault utilise les résidus des hauts fourneaux mélangés à de l’argile", raconte Philippe Cornet, ancien cadre de Renault, auteur d’un article sur les sièges sociaux de l’entreprise. Louis Renault, qui ne fait pas plus confiance aux banques qu’aux fournisseurs, internalise la production de ce dont il a besoin pour assurer son activité : bois, pneus, huiles moteur… Alors, pourquoi pas des briques ? A l’intérieur du bâtiment X, un double escalier monumental en marbre qu’éclaire une vaste verrière conduit aux bureaux de la direction, installés à l’étage. Mais, pour accéder à l’aile gauche qui lui est réservée, Louis Renault préfère son ascenseur personnel, tandis qu’une passerelle lui permet de rallier depuis son bureau le bâtiment des projets et études. Or, des projets, Renault en regorge.
Pour les concrétiser, le constructeur s’empare cette fois de l’île Seguin. Surélevé de plusieurs mètres pour échapper aux inondations, le lieu accueille à partir des années 1930 une cathédrale industrielle qui défie l’entendement : sur six étages, on y fait de l’emboutissage, de la tôlerie, de la peinture et du montage. "L’usine a compté 48 ascenseurs pour les voitures et 8 kilomètres de convoyeurs. Des ascensoristes étaient présents à demeure pour intervenir à la moindre panne", raconte Daniel Théry, qui a travaillé bien des décennies plus tard sur l’île Seguin et perpétue, avec des ex-Renault, la mémoire des lieux à Boulogne-Billancourt.
En plus des voitures, on y assemble des autorails. Mais la période qui s’ouvre est sombre. L’Europe est mise à feu et à sang par la Seconde Guerre mondiale. Billancourt, qui produit des camions pour l’Allemagne nazie, est en partie détruite par des bombardements alliés. Peu après la Libération, Louis Renault, accusé d’avoir collaboré, trouve la mort en prison. L’entreprise est nationalisée : elle devient la Régie nationale des usines Renault, dont le bâtiment X porte toujours la mention. Sous la direction de Pierre Lefaucheux, elle s’ouvre aux classes populaires avec la célèbre 4 CV, première voiture française à avoir franchi le cap du million d’exemplaires produits.
Retour aux sources
Dans les années 1950, l’usine est au faîte de son histoire. Installée sur une centaine d’hectares entre Billancourt, l’île Seguin et Meudon, elle compte plus de 40 000 salariés, dont des milliers de travailleurs immigrés. Billancourt se lève Renault, vit Renault, dort Renault. Poumon des luttes ouvrières, le site est depuis toujours traversé par des épisodes de grève. Mais celle de 1968 est inédite par son ampleur. Elle dure plus d’un mois, et ouvre la voie aux accords de Grenelle. Ceux-ci prévoient une hausse de 35 % du salaire minimum, la semaine de quarante heures, le libre exercice du droit syndical dans les entreprises… Mais, deux décennies plus tard, c’est la désillusion pour les ouvriers boulonnais.
Malgré les succès des véhicules produits sur place – comme la R5 – et des cadences record atteintes dans les années 1970, le sort de Renault Billancourt est scellé en 1989. En mars 1992, la dernière Supercinq sort de l’île Seguin. Fini, les flux de milliers de salariés calés sur le rythme du métro parisien. Fini, le ballet des navettes fluviales pleines de voitures tout juste assemblées. Fini, Renault Billancourt. De fait, le lien entre le groupe et la ville se distend. La direction y conserve son siège dans un vaste immeuble entièrement vitré avec vue plongeante sur les bords de Seine. Mais, sous l’ère de Carlos Ghosn, l’avenir de Renault n’est plus dans les Hauts-de-Seine. Ni même vraiment en France. Il se passe au Japon, où le dirigeant devient le héros de mangas après avoir redressé Nissan ; au Maroc et en Europe de l’Est, où Renault délocalise massivement sa production.
En 2018, l’arrestation de Carlos Ghosn plonge le groupe dans une crise sans précédent. Pour se désendetter, la vente du bâtiment X est un temps envisagée, puis abandonnée. Refait à neuf, rebaptisé du nom du successeur de Pierre Lefaucheux, Pierre Dreyfus, le lieu a depuis retrouvé le rôle qu’il occupait jusqu’en 1975. Jean-Dominique Senard et Luca de Meo, président et directeur général de Renault, se partagent l’étage, une enfilade de bureaux et de salons chics. Au rez-de-chaussée, une vaste salle accueille des réunions au sommet. En 2026, un nouveau siège devrait voir le jour, dans le prolongement du bâtiment X. D’ici là, François Roger, le DRH de Renault, également chargé de l’immobilier, espère rapatrier quelques productions historiques dans le jardin qui sépare le bâtiment X de la cabane de Louis Renault. Presque comme un retour aux sources.