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Clarisse Magnin (McKinsey) : "La paix recule mais les échanges économiques augmentent, c’est troublant"

Clarisse Magnin (McKinsey) :

Directrice générale de McKinsey en France mais aussi membre du McKinsey Global Institute, l’institut de recherche du cabinet de conseil américain, Clarisse Magnin se passionne pour ces sujets qui mêlent de plus en plus économie et géopolitique, et leurs conséquences sur la stratégie des entreprises. Avec son équipe, elle vient de publier un rapport, "Quels nouveaux visages pour la mondialisation ?", décryptant l’évolution des flux de toute nature, à l’épreuve des crises et conflits divers des dernières années. "Nous sommes dans un monde qui ne donne pas tellement sa place à la nuance. Il est toutefois important d’observer les changements graduels pour essayer de mieux anticiper l’avenir", estime-t-elle.

L’Express : Vous relevez dans votre étude que les restrictions commerciales dans le monde sont passées de 650 en 2017 à plus de 3 000 en 2023. Est-ce là le signe d’une "dé-mondialisation" ?

Clarisse Magnin : Ce que montre notre analyse, c’est que la mondialisation ne régresse pas, elle mute vers une mondialisation à géométrie variable. Plusieurs facteurs reflètent une certaine continuité, comme la croissance des flux, de toutes natures, ces dix dernières années : + 8,8 % par an pour les marchandises, + 4,3 % dans les services, + 6,2 % pour les capitaux, + 7,4 % s’agissant des étudiants internationaux, et une explosion de 27 % pour les données. Les interdépendances restent ainsi très fortes entre toutes les régions du monde.

Mais nous identifions trois facteurs de complication. D’abord, cette envolée des restrictions commerciales que vous mentionnez, mais aussi la hausse des droits de douane moyens entre les Etats-Unis et la Chine, multipliés par 3 à 6, selon les biens concernés, depuis 2017. Deuxième chose, on observe une baisse massive des investissements directs étrangers (IDE) vers certains pays, en Russie évidemment (-98 % en 2023), mais aussi en Chine (-67 %). Le troisième phénomène, qui me paraît préoccupant, c’est le coup de frein, voire le fléchissement, de la coopération internationale, pierre angulaire de la mondialisation des échanges. McKinsey a développé un baromètre afin de la mesurer pour les onze dernières années, sur cinq grandes dimensions. Si elle s’améliore en termes de commerce et de flux financiers, ainsi que dans le domaine de l’environnement, elle stagne sur les volets innovation/technologie et santé. Surtout, elle régresse en matière de paix et de sécurité, du fait de l’augmentation des conflits armés, des déplacements de population et des cyberattaques, qui sont une nouvelle forme de guerre. On pouvait penser que les interdépendances nous rapprocheraient. Certes, corrélation n’est pas causalité. Mais il est troublant de voir que la paix recule alors qu’en parallèle nos échanges économiques augmentent.

Cette progression des échanges commerciaux vous surprend-elle ?

Lorsque nous avons commencé notre étude, je pensais constater une rupture plus forte, marquée par un rapatriement ou un rapprochement des chaînes de valeur, sous l’effet de la crise du Covid, des perturbations du transport, des phénomènes de rareté sur certaines matières… La réalité est plus nuancée, car la mondialisation est un paquebot qui ne peut pas virer de direction brutalement. Pourquoi ? Parce que les entreprises ont implanté des actifs dans de multiples géographies et sont donc engagées, de façon très opérationnelle. Sans compter la question des infrastructures : on ne change pas comme ça un flux, on a besoin de routes, de ports, de main-d’œuvre qualifiée. Et une incertitude chasse l’autre. Une entreprise peut ainsi apporter des modifications à son schéma de logistique, mais se confronter ensuite à d’autres types de risques. Il y a des modifications substantielles dans la stratégie des entreprises et des blocs - car nous sommes dans un monde multipolaire - mais pas à la vitesse à laquelle on pourrait s’attendre au vu des chocs exogènes que nous avons connus. La résilience et l’adaptation ont finalement été les maîtres-mots.

La crise du Covid s’est révélée un moment charnière ?

Elle a constitué un tournant dans la prise de conscience des multiples risques qui peuvent affecter un système économique. C’est pourquoi la géopolitique figure toujours dans le top 5 des préoccupations des dirigeants, alors que, historiquement, ce sujet n’avait pas un tel degré d’importance. Nous avons aussi pris la mesure de nos dépendances, en particulier sur les chaînes de valeur critiques : toutes les régions du monde dépendent d’une autre pour une ou plusieurs ressources critiques à hauteur d’au moins 25 % de leur consommation. Et il n’est pas rare que cette part excède 50 %. En Europe plus de la moitié des minéraux et de l’énergie que nous utilisons est importée. En Chine, c’est vrai de la propriété intellectuelle et au Moyen-Orient des céréales, ce qui est bien plus sensible. Chaque pays, mais aussi chaque entreprise, s’interrogent donc sur le choix de ses partenaires en prenant en considération la distance géographique, dans le souci de sécuriser ses approvisionnements, mais aussi géopolitique, autrement dit, faut-il commercer avec tout le monde ou réaliser des arbitrages en fonction de ces enjeux ?

Quels mouvements observe-t-on déjà ?

Tous les blocs ont évolué, et il se pourrait qu’une reconfiguration des flux mondiaux soit en train de s’opérer. Les Etats-Unis tendent à se détourner de la Chine. Ils ont accru en parallèle leurs échanges avec un pays voisin, le Mexique, devenu le premier partenaire commercial, et avec un pays plus proche d’un point de vue géopolitique et qui s’impose même comme un contrepoids à la Chine, le Vietnam. C’est déjà très visible dans les flux. Entre 2017 et 2023, la part de la Chine dans les importations américaines est passée de 24 % à 15 %, une baisse considérable.

La Chine, quant à elle, se redéploie en Asie du Sud-Est, mais aussi au Moyen-Orient et en Amérique latine, tout en restant très proche de l’Europe, un partenaire commercial historique.

Il est intéressant de noter que le Brésil et l’Inde, qui font partie du camp des pays émergents que l’on qualifiera de "non alignés", sont les grands bénéficiaires de ces changements de flux, notamment du fait de la réduction des échanges avec la Russie. Les Etats-Unis et l’Europe importent davantage de ces deux pays.

Quid de l’Europe ?

Les changements y sont moins flagrants. L’Europe reste un marché nettement plus ouvert que les autres grandes puissances économiques. Son taux d’ouverture à l’économie mondiale [NDLR : part des échanges internationaux dans le PIB], très supérieur à celui des Etats-Unis, reste parmi les plus élevés au monde. Elle a bien sûr réduit très rapidement sa dépendance à la Russie, mais en parallèle, elle a accru son exposition aux Etats-Unis et à la Chine. Et le raccourcissement des chaînes de valeur, ce qu’on appelle le nearshoring, ne s’est finalement pas encore matérialisé à grande échelle. Des projets de réindustrialisation ont été engagés, mais cela reste assez marginal pour l’heure. En matière d’investissements étrangers, l’Europe ne connaît pas de croissance en provenance des autres grandes zones économiques, mais elle enregistre une hausse de 55 % des IDE provenant essentiellement d’investissements intra-européens. Elle a pris conscience de la nécessité de se poser des questions sur son modèle d’ouverture au commerce international mais rappelons qu’elle en bénéficie, puisque la région est exportatrice nette.

Ce n’est pas le cas de la France…

Elle a ses caractéristiques propres, en effet. Sa balance commerciale n’a cessé de se creuser depuis quinze ans. C’est probablement le pays le plus interconnecté avec le reste de la zone euro : quatre de ses cinq principaux partenaires à l’export sont des Etats de l’Union européenne. A la différence de l’Allemagne, dont le premier et le troisième partenaires sont respectivement les Etats-Unis et la Chine. Mais la France peut s’appuyer sur certains atouts puissants comme ses succès à l’exportation pour les services à valeur ajoutée ou des actifs différenciants sur plusieurs chaines de valeur technologiques où l’Europe est globalement à la peine, comme l’IA, l’informatique quantique ou les biotechs.

L’Europe aurait-elle intérêt à réduire son taux d’ouverture ?

Depuis 1995, aucun pays dans le monde n’a gagné ou perdu plus de deux points de parts de marché au sein d’une chaîne de marchandises. Depuis 2017, la variation est encore plus faible, de plus ou moins un point au maximum. Cela traduit une très forte inertie. L’Europe a d’abord des questions stratégiques à se poser sur ses dépendances - au-delà de 25 % il faut poser le sujet de la souveraineté et de la capacité à gérer des incertitudes de toute nature, géopolitique, climatique et autres. On l’a vu sur l’énergie ou encore les minéraux où sa dépendance excède 50 %. Ensuite, le sujet de la compétitivité entre en jeu, et avec elle la question de l’équité dans les pratiques et les normes - sociales, environnementales…- entre nos productions et nos importations.

L’analyse doit se faire au cas par cas. Dans l’aérospatial et la défense, domaines éminemment stratégiques, on a intérêt à chercher des effets d’échelle en travaillant entre Européens. On a aussi pu se rendre compte à quel point il était important d’avoir des acteurs très forts dans le domaine du fret et des transports. Tout cela appelle des réflexions économiques, secteur par secteur, pays par pays, matière par matière, en sachant qu’on ne peut pas prendre que le bon et laisser le mauvais. Il faut trouver une équation d’ensemble qui reste vertueuse pour les différentes régions du monde.

Les Etats-Unis ont augmenté leurs droits de douane face à la Chine, l’Europe aussi. Mais les menaces de Pékin se sont surtout portées sur la seconde et ses produits de luxe. Comment expliquer cette différence de traitement ?

C’est un rapport de force et de fait, les Américains sont beaucoup moins dépendants de la Chine. Ils peuvent imposer davantage leur volonté. Ils attirent plus d’investissements étrangers et leur niveau d’autosuffisance d’un point de vue énergie, matières premières… est bien plus élevé qu’en Europe. Il n’y a pas de ressources critiques pour lesquelles ils se retrouvent dépendants des importations à plus de 50 %.

Et en tant qu’exportatrice nette, l’Europe bénéficie plus de l’ouverture des échanges qu’elle ne la subit. Cependant, dans les secteurs pénalisés, cela crée bien sûr beaucoup de tensions, le coût social est très fort. Parvenir à diversifier ses marchés pour rééquilibrer les risques devient une préoccupation majeure. Ce monde multipolaire offre aussi des opportunités mais cela demande beaucoup d’agilité, d’anticipation, de finesse. Et les Américains, forts de l’autonomie de leur territoire, n’ont pas besoin d’être aussi précautionneux que les Européens.

Le désavantage de l’Europe est-il une fatalité ?

L’Europe n’est pas un pays, mais 27. On voit bien leurs difficultés à se concerter, à décider. L’UE a proposé des dispositifs dont le budget est équivalent à celui de l’IRA (Inflation Reduction Act) américain. La différence, c’est qu’aux Etats-Unis il prend largement la forme d’allègements fiscaux, très facilement calculables par les entreprises. En Europe, la fiscalité n’est pas unifiée et deux mécanismes sont proposés : des prêts à taux bonifiés et des subventions. Cela impose de remplir des dossiers, de se soumettre à des vérifications… C’est beaucoup plus compliqué.

Comment les entreprises naviguent-elles dans cet environnement ?

Ce qui se dessine, c’est bien un monde multipolaire, beaucoup plus complexe à appréhender pour les entreprises. Nous avons calculé que dans les secteurs les plus exposés comme les industries d’assemblage, l’automobile par exemple, les entreprises sont confrontées tous les trois ou quatre ans à la mise en péril de 40 à 60 % de la valeur de leur bilan. Les multinationales sont exposées à des risques de toutes natures qui leur demandent de façonner des stratégies d’incertitude et de muscler leur capacité d’adaptation pour se protéger. Cela suppose une solide connaissance de la géopolitique, matière qui doit désormais entrer dans la formation du futur dirigeant à côté de la comptabilité, de la finance et du marketing. Les entreprises doivent aussi améliorer leur compréhension de leurs dépendances et des zones de risques, qui peuvent concerner l’accès à de la main-d’œuvre, la propriété intellectuelle, la restriction des capitaux… Et pas seulement les flux de marchandises.

Cette fragmentation multipolaire implique d’analyser finement les notions de distance géographique et géopolitique, de créer des scénarios. En espérant qu’on ne se retrouve pas dans des situations où les antagonismes géopolitiques sont tels que les entreprises se trouveraient, en quelque sorte, sommées de "choisir leur camp". D’autant que, par rapport à l’époque de la guerre froide, il n’y en a plus deux mais plutôt cinq ou six : Etats-Unis, Chine, Europe de l’Ouest, Russie, Afrique, Inde…

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