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“Napoléon vu par Abel Gance” : un chef-d’œuvre enfin ressuscité !

L’histoire du Napoléon d’Abel Gance, considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de la fin du cinéma muet, sorti en 1927 sous deux versions différentes (la courte, dite “Opéra”, présentée au Palais Garnier ; la longue, dite “Apollo”, le cinéma où elle fut projetée), a tout du cauchemar.

Nous éviterons ici d’entrer dans les nombreux détails des 35 000 – j’exagère un peu, il y en eut sans doute mille fois moins, ce qui fait déjà pas mal – versions restaurées du film par Gance en personne, la Cinémathèque française, puis Claude Lelouch, l’historien britannique Kevin Brownlow ou Francis Ford Coppola, pour n’évoquer que la dernière étape de cette aventure cinématographique qui aura duré plus d’un siècle.

Un cinéaste visionnaire

Aujourd’hui, la Cinémathèque française sort une version qu’elle souhaite définitive, et l’on perçoit bien quelle fatigue se dissimule derrière ce mot. Car Abel Gance (1889-1981) a toujours cultivé l’indéfini, l’inachèvement, le work in progress. Dès son J’accuse (un film antiguerre), en 1919, il en propose plusieurs versions : en quatre épisodes, en trois ; en 1921, il en monte une version plus courte destinée aux Américain·es : en 1938, il réalise une version parlante du même film, où il réutilise plusieurs extraits de celui de 1919. Enfin, en 1956, il livre une version en “magirama”. Etc.

Abel Gance, considéré, avec Jean Epstein, comme l’un des cinéastes de la “première avant-garde française”, était passionné par les innovations technologiques cinématographiques : en 1925, avec l’ingénieur André Debrie, vingt-cinq ans avant le cinérama, il met au point un procédé de film avec trois caméras qui permet d’obtenir une largeur d’image trois fois supérieure à la normale et trois images différentes juxtaposées : la “polyvision”.

Utilisée à la fin des plus de sept heures du Napoléon, elle est au cœur de l’un des passages les plus connus du film, resté dans l’Histoire du cinéma, toujours attaché à ce chef-d’œuvre. Avec le même Debrie, il invente, entre 1929 et 1932, la “perspective sonore”, l’ancêtre de la stéréophonie. En 1934, il sonorise Napoléon, avec ce procédé. Ce qui n’était pas forcément une bonne idée…

Un chantier pharaonique

Lors de la présentation à la presse de cette version définitive de Napoléon vu par Abel Gance, l’actuel directeur de la Cinémathèque française, Frédéric Bonnaud, expliqua combien son prédécesseur célèbre, le grand Henri Langlois, le fondateur de l’institution, avait dû parfois défendre ce Napoléon contre Abel Gance lui-même… Qui ne cessait de vouloir y toucher, de le rebricoler. Quitte à l’abîmer. Il y eut plusieurs “restaurations” du Napoléon, par Langlois et Marie Epstein, en 1955-59, revue en 1965, etc. Bref, un travail inachevé qui semblait inachevable.

Pendant longtemps, la seule version visible du Napoléon (celle que je vis, enfant, personnellement) mélangeait scènes muettes et scènes parlantes très académiques tournées dans les années 1950, qui ne raccordaient pas du tout avec la fougue des scènes tournées à la fin des années 1920… Le film était devenu une sorte de chimère horrible de 4h35…

Il aura donc fallu seize ans à la Cinémathèque pour reconstituer, restaurer, reconstruire une version de plus de sept heures, qui soit la plus fidèle possible aux intentions premières de Gance. En consultant les carnets de travail très précis de Gance, archivés à la Cinémathèque. En faisant appel à toutes les cinémathèques du monde pour leur demander de quel matériel ils disposaient. En restaurant toutes les images, en les numérisant. Une tâche de bénédictin, confiée à Georges Mourier et ses équipes, avec le laboratoire Éclair Classics/L’Image Retrouvée, qui devait au départ durer seulement six ans… Un chantier aussi pharaonique, voire plus, que celui de Notre-Dame.

Une bande originale inédite

Dans sa quête, la Cinémathèque reçut le soutien du CNC (normal), de France Télévisions, de Netflix, de sponsors et mécènes, etc. Et de Radio France ! Car la bande originale du film, signée par Arthur Honegger, avait été perdue (d’ailleurs, ni le compositeur ni le cinéaste n’en semblaient satisfaits). Selon les versions, les compositions ultérieures avaient été confiées à Henri Verdun, Carmine Coppola (le père de FFC), Carl Davis, Marius Constant.

Cette fois-ci, la Cinémathèque demanda au compositeur Simon Cloquet-Lafollye, d’accompagner le film avec un montage et l’orchestration d’œuvres pré-existantes, souvent connues. Une sorte de playlist de compositions célèbres. Le tout fut interprété et enregistré par l’Orchestre National de France, l’Orchestre Philharmonique et le Choeur de Radio France, (rien que cela !) sous la direction de Frank Strobel.

Un travail titanesque, une réussite incontestable.

Reste une question que ne manquera pas de se poser le spectateur. Pourquoi ce film s’intitule-t-il Napoléon alors qu’il s’achève par la campagne d’Italie, donc en 1796, donc à un moment où l’empereur Napoléon 1er n’a pas encore percé sous le général Bonaparte ? Tout simplement parce que Gance, dans son projet initial, dans les années 1920, avait prévu de raconter toute la vie de l’Empereur…

Demeure un film magnifique, plein d’inventions, d’idées de cinéma, qui s’amuse à mélanger les genres, qui mêle l’Histoire vraie et la légende, l’épique, le lyrique à la comédie, qui illustre certes l’image d’Épinal, classique dans les années 1920, d’un Napoléon idéal, sauveur de la Révolution après la Terreur… Mais peu importe : on retrouve dans ces sept heures tout ce qui a rendu célèbre le film, dont la fameuse bataille de boules de neige au collège de Brienne où le petit Bonaparte manifeste déjà les premiers signes de son génie de stratège. On y revoit avec fascination la scène de l’assassinat de Marat (incarné par un Antonin Artaud qui semble déjà possédé) par Charlotte Corday. On retrouve aussi le siège de Toulon, première grande victoire de Bonaparte, les scènes de séduction entre Joséphine de Beauharnais et le jeune général, etc.

Et puis surtout, éternelle, inoubliable, nous revoyons, magnifiquement restaurée, la scène où Napoléon, jeune, réussit à échapper à la poursuite des Corses anglophiles de Paoli — grâce à un petit voilier entraîné par un drapeau français que notre héros a transformé en voile (!) — , avant de se retrouver entraîné dans une tempête. Le tout monté en parallèle avec des scènes agitées où, à Paris, s’opposent Girondins et Montagnards à la Constituante. Tout est là, en plus beau.

Œuvre démesurée, mégalomaniaque (comme son modèle ?), le Napoléon vu par Abel Gance revit enfin dans la version la plus complète, riche et précise qui puisse être. Un travail extraordinaire, tout à l’honneur de la Cinémathèque française.

Napoléon vu par Abel Gance, d’Abel Gance, avec Albert Dieudonné, Marguerite Gance, Antonin Artaud… En salles le 10 juillet, à la Cinémathèque Française jusqu’au 21 juillet.
À lire : Napoléon vu par Abel Gance, La Table ronde /La Cinémathèque française, 29 euros.

P-S : Petite anecdote personnelle. L’un de mes oncles, Pierre Bacharach (1907-1982), architecte-décorateur de son état, travailla dans les années 1930 pour Albert Dieudonné, l’interprète de Napoléon. Mon oncle me raconta plusieurs fois l’anecdote suivante : un jour qu’il se pointait chez l’acteur pour lui montrer des plans, Dieudonné lui ouvrit la porte, entièrement nu mais coiffé du bicorne impérial. Je ne sais pas si cette histoire est vraie (en tout cas elle est bien trouvée), mais l’on sait qu’effectivement Dieudonné, à la fin de sa vie, se prenait tellement pour Napoléon qu’il se fit enterrer dans les habits de l’Empereur. Une histoire de fous, de mélagomanes, nous vous le disions.

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