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Gaspard Koenig : "Quand le système politique devient fou, il faut s'en abstraire"

Gaspard Koenig :

"Ces élections ont été celles du grand déni face aux crises réelles de notre temps". Philosophe libéral et romancier talentueux (son formidable Humus a reçu le prix Interallié l’année dernière), Gaspard Koenig déplore que les législatives aient occulté les sujets les plus brûlants de notre époque (écologie, géopolitique, IA) au profit de "débats du XXe siècle", comme la relance économique par la demande. La situation politique actuelle renforce aussi sa conviction qu’il faut en finir avec notre régime présidentiel ("On a vu dès le soir du second tour que la seule obsession des responsables politiques reste l’élection présidentielle") afin de favoriser une culture du compromis et des coalitions. Enfin, il donne des clés pour s'épanouir dans des périodes de forts clivages identitaires, invitant à suivre l'exemple de Montaigne et de cultiver son "arrière-boutique".

L'Express : Dans une chronique pour Les Echos, vous annonciez faire "grève" pour ces législatives. N’avez-vous aujourd’hui pas de regret ?

Gaspard Koenig : Je voulais dire que je refusais le chantage des blocs. Dans l’Orne, j’ai voté pour une figure locale indépendante. Sinon, j’aurais voté blanc. Le citoyen a le droit de ne pas toujours voter contre, de ne pas faire rempart, de ne pas se projeter dans des stratégies complexes à trois bandes. Il peut refuser le système qu’on lui offre. C’est aussi un geste politique : l’éthique de conviction contre l’éthique de responsabilité. D’autant qu’on ne sait même plus qui est allié avec qui, à quoi pourrait ressembler le gouvernement, ni quels sont les véritables programmes, qui changent d’un jour sur l’autre, ne font l’objet d’aucune délibération, et ne seront pas appliqués. Quand le système devient fou, il faut s’en abstraire.

Selon vous, les grands sujets actuels ont été occultés. Pourquoi ?

Ces élections ont été celles du grand déni face aux crises réelles de notre temps. Nous avons assisté à des débats, ou plutôt à des embryons de débats, qui datent du XXe siècle. On a vu ressortir la question de la relance par l’offre ou par la demande, comme si la pensée économique n’avait pas évolué depuis Keynes et Hayek. Le revenu universel par exemple, qui dépasse les clivages gauche/droite et dessine une véritable alternative économique et sociale, a été totalement occulté. On en avait parlé lors de la présidentielle de 2017, mais nous avons fait machine arrière au profit d’idées extrêmement conventionnelles.

Il y a un aspect presque rassurant à penser que le problème de notre pays, c’est la TVA sur tel produit ou les exonérations sur telle charge sociale, comme s’il n’y avait pas, au fond, d’enjeux plus graves dans le monde actuel. Durant ces élections, il n’a jamais été question de la crise géopolitique, de la crise écologique, et encore moins de la crise technologique avec l’avènement d’IA puissantes. La violence des débats est inversement proportionnelle à leur vacuité. La gauche, censée défendre une forme de sobriété, n’a fait que parler de relance par la consommation… Même les écologistes ont renoncé à évoquer la biodiversité et l’effondrement du vivant, sans doute le sujet le plus existentiel pour notre civilisation. Ces élections avaient ainsi un côté presque burlesque, fantomatique. On a répété de vieux mantras qui ont perdu toute signification. Des "dogmes morts", comme disait John Stuart Mill.

Vous déplorez également que le thème de la liberté ait été délaissé par les politiques. Le camp central ne la défend-il pas ?

La gauche par folie égalitaire, l’extrême droite par nationalisme, mais aussi le camp central par obsession technocratique et verticalité bureaucratique, ont abandonné la liberté. L’avènement idéologique du RN n’est que la conséquence de ce long renoncement. Le dirigisme a triomphé. Qui propose de décentraliser le processus de décision, de redistribuer le pouvoir lui-même ? Qui parle encore d’autogestion, de démocratie directe, d’autonomie locale, d’entreprise coopérative ? Où sont passés les libéraux, les libertaires, les anarchistes ? Nous sommes arrivés à l’acmé du "despotisme démocratique" redouté par Tocqueville, mélange d’utilitarisme et de suradministration. L’aspiration à la surveillance des comportements traverse tous les courants politiques. Même si une grande coalition sociale-démocrate se formait au lendemain de ces élections, on éviterait certes le pire des extrêmes, mais on resterait dans le même paradigme.

Mais si la France devient ingouvernable ou passe entre les mains du RN, ne craignez-vous pas le risque de crise financière ?

Je ne la crains pas, je l’appelle au contraire de mes vœux ! En 2013, j’avais publié un roman, La Nuit de la faillite, où l’Etat français était contraint de faire défaut sur sa dette (c’était d’ailleurs un certain Emmanuel Macron, secrétaire général de l’Elysée, qui déclenchait le défaut !). A la fin de La Richesse des nations, Adam Smith explique que la faillite est la façon la plus honnête pour un pays surendetté de tirer un trait et de repartir. Elle enclenche mécaniquement un rééquilibrage générationnel, puisqu’elle élimine les rentes et offre des opportunités pour les nouveaux entrants. Elle remet les compteurs à zéro et permet de réinventer les structures politiques. Dernière en date, la banqueroute des deux tiers en 1797 ; quelques années plus tard, Napoléon faisait réécrire tous nos grands codes… Même si aujourd’hui la BCE dilue la responsabilité financière, l’épisode italien de 2011 montre que les spreads peuvent rapidement devenir incontrôlables. Un tel choc peut être salutaire et permettre un renouvellement des institutions, avec sans doute un changement de numéro pour notre République…

La décision très personnelle de Macron de dissoudre, tout comme la haine qu’il suscite, vous confortent-elles dans l’idée qu’il faut changer notre système présidentiel ?

Quand De Gaulle instaure le présidentialisme en 1962 – avec l’élection du président de la République au suffrage universel -, il suscite une levée de boucliers incroyables. Il faut se souvenir qu’à l’époque, hormis les Etats-Unis, toutes les démocraties dans le monde sont parlementaires. Mais ce coup de force gaullien aura des conséquences mondiales, car le système présidentiel français influencera l’Afrique en voie de décolonisation comme l’Amérique latine se libérant des régimes militaires.

Le système présidentiel, ce ne sont plus des individus qui délibèrent, ce qui fait la beauté de la démocratie, mais des masses qui choisissent leur César. C’est très infantilisant. Ce pouvoir symbolique, relent monarchique, a pris le pas sur l’exercice du pouvoir réel. Il ne sert à rien d’accuser les responsables politiques (le fameux "tous pourris"). Ils ne font qu’obéir à un système d’incitations pervers - en l’occurrence, la Constitution.

Emmanuel Macron a porté les institutions au maximum de l’hyperpersonnalisation. Il n’y a plus de parti, plus de doctrine ; même ses concurrents ont chacun leur "microparti". Une grande partie du rejet que suscite sa politique vient de là. Les mesures prises par son gouvernement depuis sept ans ne sont pas particulièrement choquantes. Mais le président a instauré un tel rapport direct entre "un homme et un peuple" que les passions politiques se déterminent par rapport à sa personnalité. Même moi, je ne le supporte plus. On a observé ces dernières semaines que le RN, à la perspective d’accéder au pouvoir, s’est aligné sur nombre des réformes décidées sous Macron, y compris sur les retraites. Personne ne semble trop s’en émouvoir : ce qui compte désormais, ce sont moins les politiques que leur auteur.

Ce système présidentiel génère en réalité une démocratie très faible et infantile. Nous souffrons beaucoup de cet héritage gaulliste, que j’ai dénoncé dans mon Contr’un. On dit que les Français seraient un peuple très politique. Mais ils conçoivent la politique comme une série Netflix et non comme l’élaboration de règles communes.

Nous entrons sans doute dans une période de grande instabilité politique et de clivages identitaires exacerbés. La philosophie peut-elle nous aider ?

Il y a une forme de cyclicité dans l’histoire. Assez régulièrement, aux cours des siècles, les communautés se redéfinissent selon des critères identitaires : ce que les anthropologues appellent la "schismogenèse". A Constantinople, les Bleus contre les Verts (des camps à la fois sportifs et politiques !) A l’époque de Montaigne, les catholiques contre les protestants. Dans Le Vent se lève, beau film sur le conflit irlandais dans les années 1920, Ken Loach montre comment deux camps irréconciliables se reforment sans cesse : d’abord les Anglais contre les Irlandais, puis au sein des Irlandais, les partisans du traité de Londres contre les Républicains radicaux. Aujourd’hui, nous avons de nouveaux camps. Les gens votent moins pour changer la vie que pour valider leurs croyances. Durant ces périodes d’oppositions identitaires, la liberté est mise de côté, et l’humanité commune perd son sens. Tout ce qui compte, ce sont les appartenances. Et celui qui n’appartient à personne est considéré comme un traître par tous. Comme l’écrit joliment Montaigne : "Je fus pelaudé à toutes mains : au gibelin j’étais guelfe, au guelfe gibelin"… Aujourd’hui, on est coco pour les uns, facho pour les autres. La tendance longue, déjà bien avancée aux Etats-Unis, est celle de projets politiques de plus en plus identitaires, comme l’a analysé Yascha Mounk dans Le Piège de l’identité.

Montaigne apporte une solution, au moins personnelle et morale. Dans les temps troublés, il faut trouver son "arrière-boutique", un espace de retrait intellectuel par rapport aux passions de l’époque. Cela permet de les mettre en perspective, d’entretenir une forme de scepticisme vertueux. Il ne s’agit pas de devenir ermite, mais de ne pas se laisser prendre dans la boucle de l’imprécation et des polémiques, sur les réseaux sociaux ou ailleurs. Trouver son arrière-boutique, c’est aussi une résistance politique, puisque le fait de se retrouver soi-même aide à ne pas céder à l’injonction communautaire.

Comment voyez-vous les prochains mois ?

Tout le monde va se mettre à la recherche de la coalition introuvable, et déplorer que les Français ne possèdent pas la "culture du compromis" contrairement à leurs voisins allemands ou espagnols. Mais il faut cesser de fantasmer des cultures politiques éternelles. Les Français ont été parfaitement capables de former des coalitions tout au long de la IIIe République ! La question est institutionnelle. On a vu dès le soir du second tour que la seule obsession des responsables politiques reste l’élection présidentielle. Gouverner ne les intéresse pas. Ce qu’ils veulent, c’est placer un des leurs à l’Elysée. Le système présidentiel construit un système d’incitations pervers, où il faut ou se soumettre ou s’opposer, où tout compromis devient compromission, où la conquête du pouvoir relève d’une geste romantique.

Je crains donc qu’après plusieurs mois ou années de marasme parlementaire, les extrêmes l’emportent sans même plus avoir besoin d’atténuer leur discours. Il faudra essayer de vivre dans les interstices de l’histoire et préparer tranquillement le renouveau, qui à mes yeux ne peut être fondé que sur des formes de gouvernance beaucoup plus décentralisées. Liberté et nature !

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