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Défaite du RN : "Nos imaginaires collectifs, surtout à gauche, se sont arrêtés à Vichy"

Défaite du RN :

On le croyait mort, mais il bouge encore. Ce dimanche 7 juillet, le second tour des législatives a vu, à la surprise générale, le Nouveau Front populaire arriver en tête. Le score de l’alliance des partis de gauche, organisée en quelques jours, a dépassé celui de l’ex-majorité présidentielle, Ensemble, et surtout du Rassemblement national. Si l’avancée du parti d’extrême droite se confirme par rapport aux précédentes élections législatives, en 2022, le parti n’obtient ni majorité absolue, ni relative. L’appel clair au "front républicain", ainsi que les nombreux désistements - dans la majorité des 306 triangulaires - aura eu raison de la vague RN. L’imaginaire antifasciste, en France, semble toujours fonctionner chez une partie des Français. Analyse avec Gilles Vergnon, maître de conférences en histoire contemporaine à Sciences Po Lyon et auteur de L’Antifascisme en France de Mussolini à Le Pen (Presses universitaires de Rennes) ainsi que Changer la vie ? Le temps du socialisme en Europe de 1875 à nos jours (Folio Histoire).

L’Express : Comment analysez-vous cette survie du front républicain ?

Gilles Vergnon : L’imaginaire antifasciste fonctionne toujours en France, plus que ce que je ne le pensais moi-même. Je ne voyais pas, par exemple, les électeurs de gauche se précipiter pour élire Elisabeth Borne alors qu’ils ont été dans la rue pendant des mois pour la conspuer sur sa réforme des retraites. Je voyais mal également les électeurs d’Emmanuel Macron aller voter pour Raphaël Arnault, porte-parole de La Jeune Garde antifasciste, dans le Vaucluse. Le principe est assez simple : en voix, le Rassemblement national est à 10,1 millions de voix, devant le Nouveau Front populaire. Mais quand vous êtes dans une logique de tous contre un, il perd évidemment au deuxième tour. Cela s’est déjà produit dans les années 1950, avec le Parti communiste. Il perdait chaque élection parce que personne ne voulait s’allier avec lui.

Pourquoi cela se passe-t-il aujourd’hui avec le RN ? Il y a des raisons politiques - des raisons évidentes liées au programme. Mais au-delà de cela, il y a un imaginaire, énoncé de façon encore plus puissante qu’il y a quelques années, selon lequel Hitler et le fascisme sont à nos portes et qu’il faut donc voter pour tout ce qui est contre lui. Cela fonctionne. C’est d’autant plus extraordinaire que Lionel Jospin lui-même avait dit, il y a maintenant vingt-trois ans, que le Front national de Jean-Marie Le Pen était un parti dangereux, mais n’était pas un parti fasciste. C’était vrai. Le RN n’est ni fasciste dans son programme, ni dans ses modes d’organisation ou dans ses méthodes. Il est dans la lignée des droites nationales extrêmes. Cela était aussi valable pour le FN de Jean-Marie Le Pen.

Mais cela n’explique pas tout. La polémique sur les binationaux leur a probablement coûté beaucoup de voix. Le RN a aussi fait la preuve, pendant cette campagne, qu’il n’était pas préparé. Cela est d’ailleurs bien la preuve que le RN n’est pas un parti fasciste : un parti fasciste a de grosses capacités d’organisation. Là, on a affaire à une formation incapable d’organiser et de préparer sérieusement quelques centaines de candidats.

Quel élément a été le plus négatif pour le RN ? L’impréparation, ou l’imaginaire mobilisé autour du front républicain ?

Les deux. La part de l’électorat qui vote traditionnellement LR a certainement dû se détourner du RN devant l’impréparation de ses candidats, certains parfois lunaires, d’autres qui tenaient des propos inacceptables. Ensuite, il y a eu cet imaginaire antifasciste qui fonctionne encore, mais moins qu’auparavant. Cela dépend où vous allez : cela marche bien dans les métropoles et dans l’Ouest, dans ces régions de la France qui vont "bien". Le RN continue d’être assimilé à l’image "RN = FN = Pétain = Hitler". C’est un parti qui a largement ravalé sa façade mais ce n’est toujours pas suffisant pour convaincre.

Vous évoquez l’image d’un RN renvoyé aux "heures sombres" de l’Histoire. Pensez-vous que les Français faisant barrage se vivent un peu en résistants face à la barbarie ?

Se prendre pour Jean Moulin sans risquer la torture ni la mort est assez confortable, mais oui, il s’agit de l’un des ressorts du vote. Au-delà de la boutade, beaucoup de Français ont voulu opposer un mouvement de résistance à la montée du RN, conforté par les déclarations de certains dirigeants du parti, et de leur programme très flou. Les mythologies nationales, surtout, sont encore très fortes. Faire appel au front populaire, c’est, quelque part, prononcer le mot magique. Même si elle a duré un très court laps de temps, cette coalition est associée aux congés payés, aux journées ensoleillées de début 1936… C’est une image très forte et très positive. Même si le Nouveau Front populaire n’a que peu de rapport à avec l’ancien, brandir ces mots a un impact direct sur l’électorat. On l’a vu avec les résultats d’hier soir. Nos imaginaires collectifs, surtout à gauche, se sont arrêtés aux années 1930 et à la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes bloqués dans une faille temporelle très française. Ce phénomène existe beaucoup moins dans d’autres pays, notamment en Italie, qui a vu arriver au pouvoir la formation politique portée par Giorgia Meloni.

La France semble effectivement être l’un des seuls - sinon le seul - pays à bénéficier d’un front républicain. Comment l’expliquer ?

Ce n’est pas tout à fait le cas : il existe aussi en Espagne. L’an dernier, à la surprise générale, Pedro Sanchez a réussi à gagner sur une dissolution qu’il avait provoquée, entraînant la défaite de Vox, le parti d’extrême droite. Cela s’explique notamment parce qu’en Espagne la dictature autoritaire s’est prolongée jusqu’en 1975. C’est assez récent, et beaucoup de gens encore vivants ont vécu le franquisme. L’imaginaire est très réel, très vivace. En Italie, à l’inverse, il n’y a jamais eu de grand procès du fascisme. Le régime fasciste est resté en place jusqu’en 1943, voire 1945 dans certaines régions du pays. Son grand procès de Nuremberg n’a pas eu lieu. Le parti néofasciste s’est reconstitué très vite et fait, finalement, partie des meubles en Italie. Quand le dirigeant historique du parti communiste italien - quand il existait encore -, Enrico Berlinguer est décédé, le responsable du MSI, le parti néofasciste italien, a dit : "On n’était d’accord sur rien mais c’était un grand Italien." Et il a envoyé une gerbe à ses obsèques. Vous imaginez vraiment Jean-Marie Le Pen fleurir la tombe de Georges Marchais ? C’est impensable en France. Notre imaginaire antifasciste est donc plus vivace.

Vous évoquez la "faille temporelle" dans laquelle évolue la France d’aujourd’hui. Pensez-vous qu’une certaine culpabilité française, notamment par rapport au régime de Vichy, puisse encore guider le vote aujourd’hui ?

En 1987, l’historien Henri Rousso avait publié Le syndrome de Vichy, dans lequel il décrit la volonté collective d’oublier la collaboration pour privilégier l’union nationale. Il se demandait si ce syndrome allait continuer à fonctionner dans la durée. Preuve est faite, aujourd’hui, que nous l’avons toujours. Pour une raison simple, et pour reprendre d’ailleurs les termes de Rousso : la Seconde Guerre mondiale est la dernière catastrophe. Encore plus qu’ailleurs, tous nos imaginaires sont encore bloqués sur cette séquence.

En France, la Seconde Guerre mondiale est LA grande catastrophe. C’est la défaite de 1940, l’Occupation, c’est Vichy, mais c’est aussi la Résistance… Cette scène est rejouée sans cesse parce qu’il n’y a pas d’autres moments historiques déterminants ayant vraiment eu lieu depuis. Attention, toutefois : dans certaines régions rurales ou dans le Midi de la France, cet imaginaire s’érode. Il ne fonctionne même quasiment plus. Mais il reste actif dans bon nombre de zones, comme à l’ouest de la France, ou encore dans les métropoles.

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