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L’ex-gilet jaune Ingrid Levavasseur : "Macron a joué avec nous, sauf que nous, on ne joue pas"

Au début du mouvement des gilets jaunes, avec son discours sur la dignité des plus modestes, elle était devenue l’incarnation de ces mères célibataires en peine de survivre malgré leur travail à temps plein. Six ans après l’automne 2018, Ingrid Levavasseur a raccroché la chasuble jaune fluo depuis longtemps. Agée aujourd’hui de 37 ans, elle n’est plus aide-soignante mais couturière, spécialisée dans le "upcycling", elle retouche des vêtements avec des chutes de tissus de grandes marques.

"Dans mes clients, j’ai de tout, des ouvriers et des gens qui ont les moyens de s’acheter du Jean Paul Gaultier, nous dit-elle. Elle habite en revanche toujours la Normandie rurale, à la frontière entre sa Seine-Maritime natale et son Eure d’adoption ; ce dimanche 7 juillet, le Rassemblement national a fait élire six députés dans ces deux départements. A la sollicitation de L’Express et au vu de l’urgence politique, l’ex-figure des gilets jaunes a accepté de sortir de son silence médiatique, entamé en 2021. Elle n’a rien perdu de son mordant.

L'Express : En 2018, vous dénonciez l’indifférence des politiques face aux travailleurs pauvres mais au-dessus du seuil des aides sociales. Six ans plus tard, malgré l’efficacité du front républicain, le Rassemblement national est le premier parti de l’Assemblée nationale. Comment en est-on arrivé là ?

Ingrid Levavasseur : J’en veux beaucoup à Emmanuel Macron. Il a joué au pyromane en promettant de grandes choses, qu’il allait révolutionner la politique, puis qu’il allait écouter les Français après les gilets jaunes, puis qu’il allait gouverner autrement à l’élection présidentielle suivante. Mais il nous a jetés, il nous a oubliés, il a joué avec nous. Il a montré tellement de dédain. Sauf que nous, on ne joue pas. Quand j’ai commencé à manifester avec les gilets jaunes, je n’avais plus assez pour acheter à manger malgré mon travail. Est-ce qu’on a gagné avec les gilets jaunes ? Non, finalement, rien n’a changé, on s’est fait remettre à notre place.

Mais Emmanuel Macron a commis une erreur. Il a pensé, comme souvent les politiques, que les gens ont peu de mémoire. 'La mémoire politique, c’est six mois', c’est une phrase que j’ai plusieurs fois entendue. Ça ne marche plus, ça. Aujourd’hui, je parle à des gens qui me disent 'tout sauf Macron'. C’est même une motivation : infliger un affront à Macron.

Ce mépris du gouvernement, voire de Paris tout entier, pour les Français ordinaires, c’est un ressenti qu’on entend souvent dans les territoires éloignés des villes. Comment le caractériser ?

Moi, il y a quelque chose qui m’a toujours frappé : quand la zone C (qui comprend Paris) est en vacances scolaires, les émissions, par exemple Quotidien, ferment boutique, il n’y a pas de programme de remplacement. On a droit aux rediffusions. On a l’impression que quand Paris part en congés, toute la France doit s’arrêter de tourner. C’est anecdotique mais symbolique de la façon dont on ressent les choses.

C’est comme les zones à faibles émissions (ZFE), où on veut nous empêcher de rouler avec certains véhicules. Il y en a une à 5 kilomètres de chez moi, alors que la première gare est à vingt minutes. Il y a une navette par heure, c’est tout. Il n’y a pas de piste cyclable. On fait comment ? Il y a certaines hallucinations face aux décisions prises de Paris. La réforme des retraites, c’était pareil : bien sûr que quand on a commencé à travailler à 24 ans, on comprend plus facilement qu’on va devoir continuer jusqu’à 67 ans. Mais quand, comme moi, on a commencé à 15 ans, on se dit que c’est profondément injuste de travailler plus longtemps.

Vous habitez un département où le vote Rassemblement national a explosé depuis 2022. Comment l’expliquez-vous ?

Le vote raciste existe, ces gens qui ont toujours voté RN, je connais ça parce que je suis issu d’une famille de 'fachos'. Mais ce n’est pas la majorité. L’idée habituelle, c’est : 'On va tester'. Ce n’est pas l’ancrage qui compte, dans ma circonscription, le candidat RN venait de l’Essonne. Le Rassemblement national a réussi à convaincre une partie des gens qu’avec eux, ils auront plus d’argent. Lors du premier tour, j’entendais par exemple une dame dire à un jeune homme noir, devant le bureau de vote, qu’elle ne votait pas Bardella par racisme, que c’était purement pour son portefeuille. Ils se trompent en pensant que le RN changera quoi que ce soit à leur pouvoir d’achat. Ce sont souvent des gens qui galèrent, des jeunes qui ne trouvent pas de boulot après leur BTS, des mères célibataires qui disent : 'Les seuls qui nous écoutent, c’est le RN'. Ils pensent qu’après tout, pourquoi pas essayer.

La thématique de l’immigration joue-t-elle un rôle important dans ce vote ?

Ça dépend. Il y a aussi des jeunes qui n’ont pas particulièrement de conscience politique, ou qui ne sont pas très politisés. Ils aiment Bardella, parce qu’il fait des vidéos TikTok sympathiques, qu’il est 'cool'. Plein d’amis de ma fille correspondent à cette description, certains sont issus de l’immigration.

Pourquoi ne votent-ils pas plus à gauche ?

La gauche, plus personne n’y croit, sauf peut-être pour faire barrage. Ils disent 'on a déjà essayé, c’est toujours les mêmes discours et ça ne marche pas'. Le retour de l’ISF, par exemple, ça ne donne pas d’espoir particulier. Parce que personne ne pense que sa vie va changer si l’ISF est remis. Il y a même une détestation de la gauche, parfois une haine, qui existe en parallèle du barrage contre le RN.

François Ruffin a proposé pendant l’entre-deux tours de refonder la gauche autour d’une doctrine nouvelle, réconcilier "la France des bourgs" et "la France des tours". Y croyez-vous ?

J’y crois dans le sens où je n’ai jamais pensé qu’il fallait opposer la ville et le reste, les élites, les bobos et les gens, la France d’en haut et la France d’en bas. On a besoin de tout le monde, avec des compétences différentes, des vies différentes. Retrouver un discours apaisant, qui rassemble tout le monde, c’est urgent. Un discours qui sort de la pensée : 'C’est la faute à untel'. Il y a ceux qui pensent que s’ils ne mangent pas, c’est la faute aux immigrés, et ceux qui pensent que s’ils ne mangent pas, c’est la faute aux riches. Il faut trouver des solutions pour les plus modestes, en associant tout le monde. Réconcilier l’ouvrier et le cadre supérieur.

On évoque aujourd’hui la formation d’un gouvernement d’"entente républicaine", avec plusieurs des partis opposés au RN. Pourrait-on imaginer que cette coalition provoque un sursaut ?

Non. Mon sentiment, et le sentiment majoritaire, je crois, c’est que rien ne produira cet électrochoc. Même le RN au gouvernement, je suis sûr qu’Emmanuel Macron s’en servirait pour dire : 'Regardez, ça ne marche pas, il faut en revenir au macronisme originel'. Les partis ne sont pas outillés pour changer de logiciel. Il faudrait changer les profils au pouvoir, changer les parcours qui permettent d’arriver au pouvoir, changer les accès aux parcours qui permettent d’arriver au pouvoir.

La France a accumulé plus de 3 000 milliards d’euros de dettes. Comprenez-vous que certains responsables politiques estiment que les Français vivent au-dessus de leurs moyens et qu’il faut faire collectivement des efforts ?

Je ne suis pas une spécialiste des chiffres, je le reconnais sans problème, je ne suis pas la mieux placée pour donner des leçons d’économie. Mais je suis convaincue d’une chose, que certains économistes sérieux disent mieux que moi : les richesses existent. Je me souviens d’une conversation avec Marlène Schiappa, qui était ministre, au moment des gilets jaunes : je me suis rendu compte que nous n’avions absolument pas la même vision de ce qu’est être riche. Moi je pensais que vivre avec 1 800 euros, c’était déjà génial. Elle me disait que pour certains, être riche, ce n’était pas assez… Ma conviction, c’est qu’il faut sortir de l’idée qu’il n’y a pas d’alternative au fait d’appauvrir les gens. Il faut trouver et développer des alternatives.

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