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Pierre Schaeffer : maître de la musique concrète

Caroline Grivellaro est pianiste. En 1991, elle rencontre Pierre Schaeffer (1910-1995), alors maître de la « musique concrète », qu’il a développée, théorisée et popularisée. En composant cet ouvrage, qui se présente comme un « portrait » à plusieurs facettes, l’autrice s’est efforcé d’appliquer à sa structure même une idée suggérée par Pierre Schaeffer à propos de la musique : éviter, dans l’interprétation musicale, de porter des accents sur tel ou tel moment, et laisser les phrasés se développer d’eux-mêmes. C’est en effet ainsi que se déploie le livre. Il s’ouvre sur des textes de Pierre Schaeffer lui-même, évitant ainsi de laisser les commentateurs prendre d’emblée la parole à sa place. L’écriture est vive, elle brasse de nombreux sujets, elle ouvre l’espace de la réflexion à l’histoire de la musique, à celle du goût et aux rapports à la technique ou aux autres arts. Puis, suivent des textes divers de critiques spécialisés, de commentateurs ou d’amis du compositeur, qui commentent son œuvre. Dans la mesure où il s’attache à présenter une synthèse réfléchie de l’œuvre, l’ouvrage est assorti d’annexes apportant des compléments à cette enquête, de divers témoignages de ses proches, et de repères bibliographiques de l’œuvre globale. Des ressources iconographiques permettent également de voir Schaeffer à l’œuvre, avec des théoriciens (MacLuhan), avec des musiciens (Pierre Henry, un groupe de compositeurs modernes, François Bayle) ou avec des machines (dont le phonogène). S’il paraît spécialisé, cet ouvrage est toutefois abordable à la fois par les amateurs de musique contemporaine et par les lecteurs simplement curieux de comprendre tout un pan de la pratique musicale au XX e siècle. Un itinéraire hors du conservatisme musical Toute l’œuvre de Pierre Schaeffer s’ouvre peut-être à partir de sa critique du conservatisme en musique. Enfant, il baigne dans la vie musicale de Lorraine, alors limitée aux « besogneuses pédagogies » et cantonnée à la musique des Conservatoires, où ses parents officient. C’est en tout cas ainsi que, rétrospectivement, Schaeffer analyse la situation de l’époque pour mieux prendre ses distances avec elle : «  j’ai trop connu, trop subi, l’effroyable avilissement où sont tombées […] les notions de vocation artistique, de virtuosité, de musique même  ». Et de se plaindre d’une musique devenue «  article de bazar, de syndicat, d’arrivisme personnel, de caste ou de clique  ». C’est finalement la rencontre avec la musicienne Nadia Boulanger en 1948 qui permet au compositeur d’aborder de nouveaux territoires sonores, mais aussi la rencontre avec Gurdjieff, un maître spirituel influent de la première moitié du XX e siècle, dont il a suivi les leçons. Mais on ne saurait restituer le parcours et les influences de Schaeffer sans mentionner les compositeurs Edgar Varèse et Pierre Boulez, entre autres, qui ont été décisifs pour l’élaboration de la musique concrète. Le solfège de la musique concrète Cette forme ou pratique musicale a été définie par son concepteur comme une «  inversion dans le sens du travail musical  » : «  Au lieu de noter des idées musicales par les symboles du solfège, et de confier la réalisation concrète à des instrumentistes connus, il s’agissait de recueillir le concret sonore, d’où qu’il vienne, et d’en abstraire les valeurs musicales qu’il contenait en puissance  » 1 . En d’autres termes, la « musique concrète » se compose avec des matériaux prélevés sur le donné sonore expérimental, c’est-à-dire à partir d’éléments préexistants, empruntés à n’importe quel matériau sonore, bruit ou son musical, puis recomposés expérimentalement par un montage direct. Ainsi, la dénomination de « musique concrète » marque sa dépendance vis-à-vis des fragments sonores existants (concrètement). Cette forme musicale se compose finalement par approximations successives, de manière à réaliser, à partir d’un donné extérieur, la volonté du musicien. Schaeffer souligne en ce sens un parallèle entre la musique concrète et la peinture du XX e siècle — ce sont d’ailleurs des peintres, des sculpteurs ou des poètes qui ont d’abord prêté l’oreille à la musique concrète, et non des spécialistes de la musique. En effet, de même que les artistes en question ont abandonné complètement leurs a priori artistiques et une grande partie de leur formation, de même la musique concrète appelait à se livrer à l’incertitude de la recherche, quitte à heurter l’oreille éduquée. Une personnalité multi-facettes Au-delà de ses innovations musicales en tant que compositeur et de la musique concrète, l’ouvrage de Caroline Grivellaro a le mérite de présenter les autres facettes, tout aussi riches, de la personnalité de Pierre Schaeffer. Sur le plan professionnel, il faut rappeler que le compositeur a aussi endossé la fonction de directeur du Service de la recherche à la radio d’État (ORTF) jusqu’à son démantèlement en 1974 ; que sa longue carrière à la radio l’a porté à rédiger de nombreux textes théoriques portant sur les objets musicaux ou sur la relation au public ; qu’en 1974, il est devenu membre du Haut Conseil de l’audiovisuel, avant de prendre sa retraite. Mais l’ouvrage permet encore de découvrir un pan plus méconnu encore de sa vie et de sa réflexion, à savoir la rédaction de romans et essais divers. Afin de mesurer ce talent littéraire, Caroline Grivellaro propose d’ailleurs la publication de quelques inédits, puisés dans les archives de l’Imec (Institut de la mémoire du présent). Parmi eux, on trouvera la nouvelle La Mouche , dont le thème et les personnages sont inspirés des aventures de l’auteur au cœur des conférences internationales : s’ennuyant profondément dans ce genre de réunions, il donne la parole à une mouche qui, s’étant posée dans une carafe, fait le tour du congrès en en commentant les pratiques et les usages. L’ensemble du volume est encore ponctué de nombreux aphorisme, tels que : «  L’art, c’est l’homme, à l’homme décrit, dans le langage des choses  » ; ou encore : «  On parle de culture, outre fatiguée vide le plus souvent, si ce n’est d’officielles intentions  ». L’ensemble du volume, articulant des écrits de Schaeffer et des extraits de texte des commentateurs, met finalement bien en évidence la brèche introduite par la musique concrète dans la conception traditionnelle de la culture et des arts et ouvre la réflexion à un ajustement entre esthétique et éthique. Notes : 1 - P. Schaeffer, Traité des objets musicaux , Paris, Seuil, 1966, p. 23

Caroline Grivellaro est pianiste. En 1991, elle rencontre Pierre Schaeffer (1910-1995), alors maître de la « musique concrète », qu’il a développée, théorisée et popularisée.

En composant cet ouvrage, qui se présente comme un « portrait » à plusieurs facettes, l’autrice s’est efforcé d’appliquer à sa structure même une idée suggérée par Pierre Schaeffer à propos de la musique : éviter, dans l’interprétation musicale, de porter des accents sur tel ou tel moment, et laisser les phrasés se développer d’eux-mêmes. C’est en effet ainsi que se déploie le livre. Il s’ouvre sur des textes de Pierre Schaeffer lui-même, évitant ainsi de laisser les commentateurs prendre d’emblée la parole à sa place. L’écriture est vive, elle brasse de nombreux sujets, elle ouvre l’espace de la réflexion à l’histoire de la musique, à celle du goût et aux rapports à la technique ou aux autres arts. Puis, suivent des textes divers de critiques spécialisés, de commentateurs ou d’amis du compositeur, qui commentent son œuvre. Dans la mesure où il s’attache à présenter une synthèse réfléchie de l’œuvre, l’ouvrage est assorti d’annexes apportant des compléments à cette enquête, de divers témoignages de ses proches, et de repères bibliographiques de l’œuvre globale. Des ressources iconographiques permettent également de voir Schaeffer à l’œuvre, avec des théoriciens (MacLuhan), avec des musiciens (Pierre Henry, un groupe de compositeurs modernes, François Bayle) ou avec des machines (dont le phonogène).

S’il paraît spécialisé, cet ouvrage est toutefois abordable à la fois par les amateurs de musique contemporaine et par les lecteurs simplement curieux de comprendre tout un pan de la pratique musicale au XXe siècle.

Un itinéraire hors du conservatisme musical

Toute l’œuvre de Pierre Schaeffer s’ouvre peut-être à partir de sa critique du conservatisme en musique. Enfant, il baigne dans la vie musicale de Lorraine, alors limitée aux « besogneuses pédagogies » et cantonnée à la musique des Conservatoires, où ses parents officient. C’est en tout cas ainsi que, rétrospectivement, Schaeffer analyse la situation de l’époque pour mieux prendre ses distances avec elle : « j’ai trop connu, trop subi, l’effroyable avilissement où sont tombées […] les notions de vocation artistique, de virtuosité, de musique même ». Et de se plaindre d’une musique devenue « article de bazar, de syndicat, d’arrivisme personnel, de caste ou de clique ».

C’est finalement la rencontre avec la musicienne Nadia Boulanger en 1948 qui permet au compositeur d’aborder de nouveaux territoires sonores, mais aussi la rencontre avec Gurdjieff, un maître spirituel influent de la première moitié du XXe siècle, dont il a suivi les leçons. Mais on ne saurait restituer le parcours et les influences de Schaeffer sans mentionner les compositeurs Edgar Varèse et Pierre Boulez, entre autres, qui ont été décisifs pour l’élaboration de la musique concrète.

Le solfège de la musique concrète

Cette forme ou pratique musicale a été définie par son concepteur comme une « inversion dans le sens du travail musical » : « Au lieu de noter des idées musicales par les symboles du solfège, et de confier la réalisation concrète à des instrumentistes connus, il s’agissait de recueillir le concret sonore, d’où qu’il vienne, et d’en abstraire les valeurs musicales qu’il contenait en puissance »1.

En d’autres termes, la « musique concrète » se compose avec des matériaux prélevés sur le donné sonore expérimental, c’est-à-dire à partir d’éléments préexistants, empruntés à n’importe quel matériau sonore, bruit ou son musical, puis recomposés expérimentalement par un montage direct. Ainsi, la dénomination de « musique concrète » marque sa dépendance vis-à-vis des fragments sonores existants (concrètement).

Cette forme musicale se compose finalement par approximations successives, de manière à réaliser, à partir d’un donné extérieur, la volonté du musicien. Schaeffer souligne en ce sens un parallèle entre la musique concrète et la peinture du XXe siècle — ce sont d’ailleurs des peintres, des sculpteurs ou des poètes qui ont d’abord prêté l’oreille à la musique concrète, et non des spécialistes de la musique. En effet, de même que les artistes en question ont abandonné complètement leurs a priori artistiques et une grande partie de leur formation, de même la musique concrète appelait à se livrer à l’incertitude de la recherche, quitte à heurter l’oreille éduquée.

Une personnalité multi-facettes

Au-delà de ses innovations musicales en tant que compositeur et de la musique concrète, l’ouvrage de Caroline Grivellaro a le mérite de présenter les autres facettes, tout aussi riches, de la personnalité de Pierre Schaeffer.

Sur le plan professionnel, il faut rappeler que le compositeur a aussi endossé la fonction de directeur du Service de la recherche à la radio d’État (ORTF) jusqu’à son démantèlement en 1974 ; que sa longue carrière à la radio l’a porté à rédiger de nombreux textes théoriques portant sur les objets musicaux ou sur la relation au public ; qu’en 1974, il est devenu membre du Haut Conseil de l’audiovisuel, avant de prendre sa retraite.

Mais l’ouvrage permet encore de découvrir un pan plus méconnu encore de sa vie et de sa réflexion, à savoir la rédaction de romans et essais divers. Afin de mesurer ce talent littéraire, Caroline Grivellaro propose d’ailleurs la publication de quelques inédits, puisés dans les archives de l’Imec (Institut de la mémoire du présent). Parmi eux, on trouvera la nouvelle La Mouche, dont le thème et les personnages sont inspirés des aventures de l’auteur au cœur des conférences internationales : s’ennuyant profondément dans ce genre de réunions, il donne la parole à une mouche qui, s’étant posée dans une carafe, fait le tour du congrès en en commentant les pratiques et les usages.

L’ensemble du volume est encore ponctué de nombreux aphorisme, tels que : « L’art, c’est l’homme, à l’homme décrit, dans le langage des choses » ; ou encore : « On parle de culture, outre fatiguée vide le plus souvent, si ce n’est d’officielles intentions ». L’ensemble du volume, articulant des écrits de Schaeffer et des extraits de texte des commentateurs, met finalement bien en évidence la brèche introduite par la musique concrète dans la conception traditionnelle de la culture et des arts et ouvre la réflexion à un ajustement entre esthétique et éthique.


Notes :
1 - P. Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, p. 23

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