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Fred Turner, anthropologue de la tribu de la Silicon Valley

Avant d’être le guide d’Alain Damasio dans la Vallée du silicium, l’américain Fred Turner est avant tout l’un des meilleurs spécialistes de la culture numérique et de la Silicon Valley. Dix ans après la traduction en français de son livre Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, C&F Éditions, déjà à l’origine de la version française, a réuni une douzaine d’auteurs proches de l’auteur ou de son éditeur pour lui rendre hommage et revenir sur l’influence de ce livre fondateur des humanités numériques.

Du journalisme à l’université

Aujourd’hui professeur à la prestigieuse université de Standford, au cœur de la Silicon Valley, Fred Turner commence par des études littéraires avant de devenir journaliste pendant une dizaine d’années, tout en enseignant en parallèle au MIT et à Harvard. En 1996, il débute une thèse qui sera à l’origine de l’ouvrage déjà évoqué. Pour cela, il réalise un impressionnant travail en archives ainsi qu’un grand nombre d’interviews auprès des acteurs de cette histoire. Stewart Brand lui donne accès à son journal intime portant sur la période.

Fred Turner combine et convoque plusieurs disciplines (sociologie, histoire culturelle et des techniques, sciences de l’information et de la communication) pour mener à bien ses différents livres. À cela s’ajoute son sens du récit, hérité de sa formation littéraire et de son expérience de journaliste. Résidant à Moutain View, la ville du siège social de Google, Fred Turner se considère comme « un anthropologue qui vit dans la tribu qu’il étudie. »

Histoire d’une utopie dévoyée

L’originalité d’Aux sources de l’utopie numérique tient à son approche décalée, qui ne raconte pas l’histoire d’une technologie ou d’un grand entrepreneur-inventeur, mais celle d’un « passeur », Stewart Brand. Ce faisant, Fred Turner livre une histoire d’Internet centrée autour « de son usage et sa construction comme outil social, politique et idéologique », comme l’écrivent Hervé Le Crosnier et Nicolas Taffin, les animateurs de C&F. Les acteurs à son origine, et dont les conceptions se retrouvent encore dans les développements récents de ce réseau, sont étudiés par Turner, qu’il s’agisse de militaires, de hippies, de scientifiques ou d’entrepreneurs.

Parmi ses principales conclusions, il met en lumière l’effacement progressif du politique, autrement dit du collectif, au profit de l’individu au sein de la contre-culture. Les tenants de l’expérimentation subjective d’un nouveau rapport au monde prennent le pas sur la New Left étudiante, engagée dans différents combats politiques (droits civiques, contre la guerre du Vietnam). Pour les grandes figures de la Silicon Valley, la politique se doit d’être réduite au calcul ou à une logique machiniste. Mais une autre histoire d’Internet aurait pu être écrite et peut encore l’être, favorisant l’autonomie face à la domination.

Fred Turner saisit également les interactions complexes entre contre-culture – le terme reflétant d’ailleurs mal sa diversité –, capitalisme et technologies (Adrian Daub). Il éclaire aussi des parcours étonnants, de hippies devenus entrepreneurs ou idéologues de la droite américaine, montrant la porosité entre les courants libéraux et libertaires. Il contribue à démystifier les différentes légendes associées à la Silicon Valley et à ses grandes figures, en montrant le rôle joué par une multitude d’acteurs et de courants intellectuels, contre l’image du chef d’entreprise génial et héroïque. Il révèle aussi la face sombre de l’utopie numérique, y compris celle incarnée par Stewart Brand, dont Turner se montre de plus en plus critique au fil des entretiens. Enfin, comme le note François Vescia, son livre permet « de mettre bout à bout les pièces disjointes de plusieurs puzzles : l’histoire de ma génération côté USA, celle de l’informatique, celle de l’écologie ; et de mieux en comprendre les limites. »

Les paradoxes de la culture numérique

Ses livres suivants, tous publiés chez C&F, sont autant de prolongements de ce qui est devenu un « classique » (Xavier de La Porte), pouvant se lire comme un « roman » (Anne Cordier). Comme le souligne Valérie Schafer, Fred Turner fait émerger un certain nombre de paradoxes dans ses livres, tout en montrant la possibilité pour des logiques a priori contradictoires de se concilier grâce à certains protagonistes. Le cercle démocratique. Le design multimédia, de la Seconde Guerre mondiale aux années psychédéliques (2016), à la fois biographie collective et histoire d’une époque, est à ce titre symbolique de la démarche de Turner. Ailleurs, comme ce dernier le dit dans son entretien avec les éditeurs de C&F, à propos de son étude sur l’art de la Silicon Valley (L’usage de l’art, de Burning Man à Facebook, art, technologie et management dans la Silcon Valley, 2020) : « D’une certaine manière, les mondes de l’art constituent le nec plus ultra de l’organisation de séminaires d’entreprise hors les murs. » Enfin, Visages de la Silicon Valley est un recueil de photographies de Mary Beth Meehan, accompagné d’un essai de Fred Turner, qui s’efforce de sortir de l’ombre les laissés pour compte de cette vallée où s’inventent les usages numériques.

Les différents contributeurs et contributrices reviennent ainsi sur l’originalité de l’œuvre de Turner, son influence sur leurs propres travaux (Olivier Alexandre, Julie Momméja) ou leur rencontre avec lui (Thomas Cazals). Elles invitent à prolonger ses recherches (Francesca Musiani) ou à s’en saisir pour nourrir une critique politique des technologies (Laurent Vannini, Christophe Masutti). De ces portraits se dégage aussi de l’affection pour l’auteur et ses qualités humaines qui se retrouvent dans le style même de ses livres.

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