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"Macron est devenu inaudible" : à Bruxelles, l'inquiétante perte d'influence de la France

Il a fallu faire les cartons en quelques heures. Adieu les bureaux lumineux de l’aile la plus moderne du Parlement européen, les macronistes ont dû déménager dans le bâtiment principal, plus ancien. A Bruxelles, les groupes politiques comptant le plus d’élus choisissent leurs points de chute avant les autres. Or, après les élections européennes, les centristes de Renew ont dégringolé de la troisième à la cinquième place, doublés par deux groupes d’extrême droite. L’ambiance est d’autant plus morose que les 13 rescapés de la délégation française vont devoir se séparer d’une partie de leur personnel administratif. Dix élus en moins par rapport à 2019, c’est moins de moyens humains et financiers… mais aussi un poids politique moindre – dans l’Hémicycle comme dans les négociations de coulisses.

Valérie Hayer le sait bien. Depuis son élection à la présidence du groupe, le 25 juin, l’eurodéputée se démène pour sauver les meubles et éviter que ses rivaux politiques ne s’approprient les postes brigués par ses membres. La bataille est rude. Mercredi 10 juillet, en soirée, l’ex-tête de la liste d’Emmanuel Macron, qui avait convié la presse autour d’un verre, arrive avec plus d’une heure de retard. La cause ? Un rendez-vous très tendu avec Manfred Weber, son homologue du Parti populaire européen (PPE).

En théorie allié des centristes, le puissant Bavarois n’a pas hésité à faire affaire, dans leur dos, avec les nationalistes du parti Conservateurs et réformistes européens (ECR). Résultat, la puissante Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, celle qui, dans la mandature précédente, avait produit les dix textes du Pacte asile et migration, va échapper aux macronistes. Et ce ne sera sans doute pas la seule. "Le PPE et les sociaux-démocrates nous traitent comme des juniors", fulmine un représentant de Renew, ce 15 juillet, entre deux entretiens.

De la Sorbonne à la déroute

Le contraste est cruel avec 2019. Il y a cinq ans, les eurodéputés Renaissance, Horizon et Modem triomphaient au Parlement européen, avec une arrogance qui ne leur a pas valu que des amis. Mais ils étaient alors portés par l’aura d’un président europhile et admiré sur tout le continent. Ce qui a permis à la France, durant plusieurs années, de donner le "la" à Bruxelles. Il y a encore quelques semaines, les Français dirigeaient ainsi deux commissions parlementaires, dont celle de l’environnement, ainsi que la sous-commission de défense. De l’endettement commun pour financer la relance post-Covid à la définition d’une politique industrielle commune, les impulsions hexagonales ont fortement coloré les orientations européennes. Qui, aujourd’hui, remet en cause le concept d’autonomie stratégique développé par Emmanuel Macron en 2017, lors de son discours de la Sorbonne ?

Sauf que depuis, il y a eu les déroutes européennes et législatives. Et la jungle bruxelloise n’aime pas les perdants. "Macron, combien de divisions ?" demandent ses adversaires politiques. "Ici, tout le monde sait que le président français n’a plus de majorité. Il a perdu trois élections de suite et, en Europe, sa famille politique est en crise. Cela l’affaiblit énormément", cingle l’eurodéputé conservateur néerlandais Dirk Gotink. S’il est encore tôt pour évaluer l’ampleur des dégâts – la bataille pour les fonctions clés se poursuit jusqu’à fin juillet au Parlement européen –, on redoute, à Paris, une perte d’influence française dans les institutions et auprès des 26 autres capitales européennes. La faute, bien sûr, à cette dissolution qui a "mis les partenaires de la France au bord de l’abîme", selon l’un d’eux. Et si le reflux du Rassemblement national au second tour a provoqué un soulagement général, les incertitudes soulevées par le chaos politique restent grandes.

Certes, ce n’est pas la première fois, en France, qu’un président français doit partager son pouvoir, à Bruxelles, avec un Premier ministre d’opposition. Mais attention, toute comparaison avec les cohabitations précédentes est hasardeuse, souligne Pierre Vimont, représentant permanent à Bruxelles durant "l’attelage" Chirac- Jospin (1997-2002). "A l’époque, le gouvernement disposait d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale, et donc d’une certaine stabilité, dit-il. Ce n’est plus le cas. Nos partenaires européens peuvent donc craindre que les deux acteurs de l’exécutif – président et gouvernement – soient tellement accaparés par la politique intérieure qu’ils ne puissent plus agir efficacement à Bruxelles."

Macron inaudible

La voix de la France va-t-elle s’enrouer ? Elle risque en tout cas de perdre du coffre : à l’instabilité politique s’ajoute en effet une crise budgétaire majeure. Placée en procédure de déficit excessif par la Commission, la France doit présenter un plan de redressement crédible d’ici au mois d’octobre. Parviendra-t-elle à revenir sous la barre des 3 % de déficit, comme s’y était engagé le gouvernement Attal ? Rien n’est moins sûr. Comment Paris pourrait-il, dans ces conditions, continuer à jouer son rôle d’incubateur d’idées ? Que va devenir, par exemple, le projet d’emprunt de 100 milliards pour la défense européenne, soutenu par Emmanuel Macron ? Quid de son souhait de doubler le budget communautaire ? "Le président français devient inaudible sur les idées d’emprunt européen, parce que la France ne rembourse pas sa propre dette, assène l’ancien ambassadeur français à Bruxelles, Pierre Sellal. Comment être crédible quand on ne maîtrise pas ses comptes publics ?" "A Paris comme à Bruxelles, personne ne sait s’il y aura un gouvernement en octobre prochain, c’est-à-dire au moment où Paris présentera son budget à la Commission, renchérit Dirk Gotink. La France peut alors se retrouver en conflit avec l’Europe…"

Un mauvais scénario pour les Vingt- Sept, qui pourraient se voir privés de la force d’entraînement de l’Hexagone, alors que le contexte géopolitique réclame une Europe forte, apte à prendre des décisions rapides, et que l’Allemagne se débat dans ses problèmes de coalition. Depuis que le gouvernement allemand compte trois partenaires, son incapacité à se positionner à Bruxelles sur des textes stratégiques est devenue chronique. "Cette abstention est un signe de faiblesse, qui affaiblit l’Allemagne et l’Europe", critique le chrétien-démocrate allemand Norbert Röttgen. "Au même moment, l’impasse politique dans laquelle se trouve la France risque de réduire le potentiel de ses contributions", poursuit l’ancien président de la Commission des affaires étrangères du Bundestag.

Carte à jouer

Dommage, car il y avait, pour les Français, une carte à jouer. "Ni l’Allemagne ni l’Italie ne sont moteurs ; l’Espagne se concentre sur la défense de ses intérêts et la Pologne se débat dans sa cohabitation compliquée", se désole un diplomate européen. Ce vide abyssal explique que les regards n’ont jamais cessé – jusqu’à maintenant – de se tourner vers la France lorsqu’un sujet sensible était abordé dans les salles du Conseil. "La France agace, mais les autres comptent sur elle", résume une source hexagonale.

Paris est-il désormais condamné à décevoir ? Tout dépendra de l’issue du mercato politique. Mais, aussi, de la capacité du camp français à s’adapter à cette nouvelle donne. Comment ? Déjà, en affichant un front uni vis-à-vis des autres Européens. Emmanuel Macron devra se coordonner avec le gouvernement pour rester crédible vis-à-vis de ses homologues. "Il n’y aurait rien de pire qu’un président qui prendrait des décisions ensuite désavouées lors des réunions des Ministres des Vingt-Sept. Il perdrait toute crédibilité au Conseil", met en garde Pierre Sellal, qui dirigeait le cabinet d’Hubert Védrine aux Affaires étrangères lors de la cohabitation 1997-2002. Le risque de dissonance est réel, mais heureusement, la France dispose de garde-fous. Et, notamment, d’une administration forte. Aujourd’hui, les courroies de transmissions entre Paris et ceux qui défendent les intérêts hexagonaux à Bruxelles fonctionnent très bien. Les arbitrages entre ministères sont faits en amont, ce qui permet d’avoir des positions claires et de parler d’une seule voix.

Pour éviter, à l’avenir, la cacophonie, nos décideurs pourraient aller regarder chez nos voisins, dont nombre sont rompus à ces exercices d’équilibristes. Coutumière des coalitions complexes, la Belgique a ainsi gravé dans le marbre le processus qui permet d’établir les positions du pays sur les sujets communautaires. En amont des rendez-vous européens, fonctionnaires, ministres et diplomates se réunissent en "loya jirga", du nom de cette assemblée afghane où se prennent les décisions cruciales. Ils y discutent jusqu’à ce qu’ils parviennent à un accord. Charge ensuite à l’ambassadeur belge auprès de l’UE, de veiller à ce que les ministres ne dévient pas de la ligne choisie. "Ce débat belgo-belge sert de galop d’essai à la négociation européenne. Nous sommes ensuite bien entraînés pour défendre nos points de vue !" témoigne François Roux, ancien représentant de la Belgique auprès de l’UE.

Par chance, le trou d’air français intervient durant l’interrègne européen. Les institutions sont en plein renouvellement. La machine à fabriquer des législations ne tournera pas à plein régime avant quelques mois, le temps – peut-être – de lever une partie des incertitudes parisiennes. Ces derniers mois, la France a, de toute façon, posé des jalons en amont. "Notre diplomatie a pesé sur les choix des titulaires des postes clés européens. Nous connaissons très bien les équipes d’Antonio Costa, de Kaja Kallas et d’Ursula von der Leyen. Cela va permettre des relations de travail fluides", met-on en avant à Paris. D’ailleurs, si le second mandat de la présidente de la Commission est validé par le Parlement européen le 18 juillet, un ex-conseiller Europe de l’Elysée devrait devenir son directeur de cabinet adjoint. "Tout laisse à penser que les priorités des cinq prochaines années correspondront à ce que l’on pousse depuis des mois", croit savoir une source française. Et Thierry Breton a été prépositionné par Emmanuel Macron pour une vice-présidence de la Commission en charge de dossiers économiques stratégiques.

"L’Europe sait ce que nous vous devons, nous avons besoin de la France et de tous les Français", a plaidé la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, invitée d’honneur de la réception du 14 juillet, au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles. "Nous savons que nous pouvons compter sur vous pour avancer. C’est votre rôle, singulier et unique", a conclu la Maltaise dans la langue de Molière devant une salle forcément comprise. Un compliment qui ressemble fort à une supplique. Mais la France, qui se voit en nation indispensable de l’Europe, sera-t-elle au rendez-vous ?

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