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[Que relire cet été ?] “Crime et Châtiment”, un classique plus accessible qu’il n’y paraît

Le chef-d’œuvre de Fiodor Dostoïevski est un sommet de la littérature russe dont il ne faut pas avoir peur, tant il promet des lectures et des relectures passionnantes.

Crime et Châtiment est l’un ces chefs-d’œuvre si certifiés, notamment par Proust (“Je trouve en Dostoïevski une humanité plus fantastique que celle qui peuple La Ronde de nuit de Rembrandt”), que sa lecture pourrait intimider. Certes, c’est un monument monumental, une forteresse a priori imprenable.

Mais comme dans Le Château de Kafka, son architecture se métamorphose dès que l’on s’en approche, ménageant bien des accès. Par la porte principale, c’est un roman policier : le meurtre d’une vieille usurière et de sa sœur, leur assassin vite désigné – l’étudiant Raskolnikov –, son aveu si longtemps différé que lorsqu’il arrive, au détour de plusieurs centaines de pages, c’est le contraire d’un événement. Plutôt un temps mort, un crachat après une cuite à la vodka.

Comme dans tout bon polar, ce n’est pas la résolution du crime qui importe mais les circonvolutions qui nous y amènent et nous emportent au gré des atermoiements tempétueux de Raskolnikov, aggravés par le déni de ses proches, sa mère, sa sœur, ses amis plus ou moins à jeun et sa chère fiancée Sonia, qui ne veulent pas croire ce dont il·elles se doutent. Le récit ouvre ainsi d’autres fenêtres, favorisant bien des courants d’air : tantôt un soupirail vers les bas-fonds réalistes où pullulent les misérables de Saint-Pétersbourg, tantôt une lucarne qui dans la soupente de Raskolnikov dessine le cadre de sa rédemption par un châtiment non seulement consenti, mais désiré. La vie de Raskolnikov est une fatalité qui se mue en destin.

Par sa durée, qui n’est jamais languide, et surtout par son débit, Crime et Châtiment est une conjonction de flux qui louvoient, ralentissent, lambinent dans des méandres, s’enlisent dans la fange des eaux mortes et soudain, aussi violemment qu’un direct à l’estomac, rompent les digues. Tout un système de digressions qui n’en sont pas. Telle scène de banquet funéraire qui tourne à une hilarante foire d’empoigne, tel fait divers – un homme écrabouillé par un fiacre – qui déclenche mille palabres des badaud·es, et surtout les rêves effrayants de Raskolnikov (une jument fouettée à mort, une jeune fille qui tente de se suicider), si empreints d’humanité qu’ils frôlent une réalité elle-même cauchemardesque : “L’homme est une ordure !”, hurle Raskolnikov. “Et une ordure celui qui dit que c’est une ordure.”

Secouant comme une décharge électrique permanente, il y a le style de Crime et Châtiment, un parler franc et faux à la fois, qui malaxe trivialité et délicatesse, broie bégaiements et envolées lyriques, une langue russe habilement traduite par André Markowicz qui, après avoir rappelé en postface que toute traduction est le reflet d’un instant, confie, paradoxe excitant, que le russe écrit par Dostoïevski est fondamentalement intraduisible en français, “tant la langue biblique et la langue populaire sont souvent la même langue”. Franchissant cet abîme, le traducteur restitue le fait que la langue du peuple, et pas seulement celle du peuple russe, est une voix à la fois païenne et sacrée.

Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski, tomes 1 et 2 (Actes Sud/“Babel”), traduit du russe par André Markowicz, respectivement 480 et 496 p., 11,20 le volume. En librairie.

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