Solitude au travail : les bonnes habitudes à prendre pour la contrer

La solitude est aussi dévastatrice pour la santé que de fumer quinze cigarettes par jour, signifiait l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dans un rapport présenté en novembre 2023. Télétravail, équipes modulables, turnover, relations professionnelles superficielles... Depuis plusieurs années, le sentiment d'isolement au travail est venu s'ajouter à la solitude de la vie de tous les jours. Un Français sur quatre se sent d'ailleurs esseulé en situation de télétravail, 33 % d'entre eux prétendant qu'il est plus compliqué de nouer des relations avec des collègues travaillant à distance, selon une étude Owl Labs datant de novembre 2022. Une situation nouvelle qui demande aux organisations de se réinventer en profondeur pour permettre à chacun de s'épanouir dans son environnement de travail. 

La solitude au travail, c'est quoi au juste ? 

La solitude au travail repose sur un sentiment de déconnexion sociale et émotionnelle ressenti par un individu au sein de son environnement professionnel. Elle se manifeste le plus souvent par une absence de relations significatives et de soutien social au sein de l'entreprise, ce qui peut conduire à des sentiments d'isolement et de marginalisation, voire de détachement. " Il n'existe pas de définition officielle de la solitude en organisation, tempère néanmoins Alexandre Bonhomme Deveycx, psychologue du travail chez Moodwork. Chaque personne peut vivre et ressentir sa solitude différemment, en ayant des interactions sociales ou pas d'ailleurs. Certains sont très résistants à la solitude et d'autres beaucoup moins. "    Les causes de la solitude au travail sont nombreuses mais elles peuvent provenir par exemple de la mise en place intensive du télétravail, voire de l'application du remote, induisant une absence de contacts physiques réguliers avec ses collaborateurs. " Il est vrai que la digitalisation du travail a pu générer une recrudescence d'isolement au sein des entreprises il y a une dizaine d'années, note Alexandre Bonhomme Deveycx. Mais cette tendance est clairement à la baisse car les individus ont appris à communiquer différemment, notamment depuis la pandémie de 2020. " Les nouvelles technologies digitales peuvent également induire " une sociabilisation de façade, dans la vie comme en entreprise, abonde Romain Napierala, directeur Tendances et Prospectives chez Ipsos. Nous n'avons jamais eu autant d'outils pour nous connecter les uns les autres, pourtant le sentiment de solitude n'a jamais été aussi partagé. "

L'entreprise n'échappe d'ailleurs pas au dilemme que l'on observe plus largement dans la société. " Une recherche toujours plus forte de personnalisation pour plus de confort de vie (télétravail, horaires flexibles hors du temps de travail, etc.), explique Romain Napierala. Mais des effets rebonds existent : se désynchroniser des autres peut aussi conduire au repli ou assécher les interactions avec ses pairs ou ses collègues. "     Enfin la pression et la charge de travail sont dans le viseur, puisque les exigences professionnelles élevées laissent souvent trop peu de place pour les interactions sociales avec ses collaborateurs. Du côté des dirigeants en particulier, elle se manifeste davantage par le poids des responsabilités, les difficultés à bien s'entourer, le stress lié à la trésorerie ou encore la complexité à concilier vie privée et vie professionnelle.   Il est donc aujourd'hui crucial pour les entreprises de reconnaitre et d'aborder la solitude au travail pour assurer le bien-être des collaborateurs, promouvoir une culture d'entreprise positive et maintenir une haute performance organisationnelle. 

Les moyens de repérer et de lutter contre la solitude des salariés 

Administrateur de la santé publique des États-Unis sous Barack Obama puis Joe Biden, Vivek Murthy est l'inventeur du concept d'" épidémie de solitude " qu'il a illustré dans un rapport en démontrant que l'isolement était la source d'accidents vasculaires cérébraux, d'anxiété, de démence, de dépression, de suicide et bien d'autres problèmes. Le monde du travail, en tant qu'accélérateur de lien social, n'a pourtant pas été épargné par ce que de nombreux observateurs nomment le " mal du siècle. " Dès lors, comment faire pour repérer et lutter contre cette souffrance ? " La solitude est un risque psychosocial (RPS) comme les autres, explique Alexandre Bonhomme Deveycx, psychologue du travail chez Moodwork. En tant que RPS, il doit être pris en charge par les services RH des entreprises car ce sont les premiers interlocuteurs dans ce type de situation. " Un plan est alors mis en place pour prendre en compte la solitude des salariés, " adapté au type du problème et de l'organisation ", précise Alexandre Bonhomme Deveycx. Mais pour que les salariés soient à même d'alerter sur un mal-être, il convient de les sensibiliser à la solitude au travail, chose encore trop peu répandue. " Faire en sorte que les individus n'aient plus honte de parler est primordial, car c'est encore trop souvent le cas ", ajoute Alexandre Bonhomme Deveycx. Une peur de parler et d'être jugé qui entretient l'individu dans un cercle vicieux avec l'impression que personne ne va réussir à le sortir de cette situation.   D'autant plus que la solitude au travail, forcément subjective, ne provient pas forcément d'un manque d'interaction, mais peut être la conséquence d'interactions sociales de mauvaise qualité ou dégradées par exemple. " Il convient de différencier la solitude et l'isolement, ajoute à ce propos Romain Napierala, directeur Tendances et Prospectives chez Ipsos. L'isolement peut être subi ou choisi. Et l'on peut ressentir de la solitude tout en étant entouré de ses collègues dans l'open space. " En résumé, nous devrions davantage nous concentrer sur des connexions profondes et stables plutôt que sur des relations superficielles et éphémères.    Recréer des communautés au sein des entreprises serait une étape indispensable pour renouer des liens, ou simplement libérer la parole. À travers des lignes d'écoute par exemple ? Non, selon Alexandre Bonhomme Deveycx qui préconise plutôt les entretiens individuels. " Le désavantage de la ligne d'écoute c'est que c'est du one shot. Or ces interactions doivent être de qualité et se poursuivre dans le temps pour que cela soit bénéfique au salarié. " Parler à un psychologue du travail se révèle être la meilleure option en cas de solitude en entreprise puisqu'un professionnel sera à même d'apporter une solution adaptée à chaque cas. Une enquête du comité d'entreprise est parfois efficace pour déterminer si les interactions sociales entre salariés sont suffisamment nombreuses et qualitatives.

La solitude des managers et dirigeants n'est pas une fatalité 

Depuis la crise du Covid-19, le rapport des dirigeants à leur santé a été bouleversé : si la santé physique s'améliore d'année en année, celle psychologique, notamment des plus jeunes, est en dents de scie, comme l'affirme le baromètre Bpifrance Le Lab de mars 2024. En 2024, les jeunes dirigeants, plus en forme physiquement, sont aussi les plus fragiles sur le plan psychologique. " Les catégories professionnelles les plus à même de ressentir de la solitude dans le monde du travail sont les dirigeants et les managers ", confirme Alexandre Bonhomme Deveycx. Situés entre la direction et leur équipe, les managers doivent faire appliquer des décisions parfois mal ressenties par leurs N-1, pouvant causer un sentiment d'incompréhension et de solitude. Un " écart de vision " qui touche encore plus fortement les dirigeants et peut être source d'isolement. " Au somment de l'organisation, le dirigeant possède sa propre représentation des choses et des informations stratégiques inconnues des salariés. De plus il prend et impose des décisions, ce qui peut être mal perçu par l'ensemble, managers compris ", concède Alexandre Bonhomme Deveycx.    Le sentiment d'isolement, voire de solitude, du dirigeant serait donc le prix à payer, une contrepartie inévitable du statut que la fonction octroie ? Cette perception est plutôt à mettre au crédit d'un dysfonctionnement de l'entreprise. Si un patron connait des difficultés d'ordre économique, ressent le poids des responsabilités, un manque de soutien, un déficit de compétences en interne ou a du mal à concilier vie professionnelle et personnelle (les principaux facteurs déclencheurs du sentiment d'isolement d'après une étude Bpifrance Le Lab), des solutions existent. Les remèdes, détaillés dans cette même étude menée avec la collaboration de 2 400 chefs d'entreprises, sont nombreux : la formalisation d'une vision stratégique, la formation, la gouvernance (véritable arme anti-solitude) ou encore le partage du capital et du pouvoir. " La solitude du dirigeant est une situation qui n'a absolument rien de dramatique, énonce Marc Halévy, physicien et philosophe, dans l'étude Bpifrance Le Lab. En revanche, le dirigeant isolé, coupé du monde qui l'entoure, incapable de nouer les relations utiles à son projet, est un être qui souffre. Le dirigeant est un être solitaire, autonome et différent, mais qui doit apprendre à nourrir sa solitude féconde par de la confraternité chaleureuse et fertile. "   De son côté, Alexandre Bonhomme Deveycx conseille aux responsables de s'entourer de profils similaires aux leurs, d'échanger sur les mêmes problématiques et de constituer des groupes de paroles entre dirigeants, en s'entourant si possible d'employés qui feront office d'éminences grises. " J'ai échangé avec nombre de dirigeants et de managers qui ne se sentaient pas soutenus, parfois même mal accueillis par le reste des équipes. Étant donné leur position, les interactions sociales qu'ils génèrent sont teintées de méfiance. Il existe des associations de directeurs ou de dirigeants pour parler d'égal à égal. Ils peuvent également se tourner vers certains employés de confiance. Dans tous les cas, il faut privilégier la parole et ne surtout pas rester seul face à ce genre de situation. " Il y va de l'intérêt de tous les salariés comme de celui de l'entreprise. 

Future of work : quelles perspectives pour la jeune génération ? 

Comment le monde du travail évoluera dans les années à venir ? Comment travaillerons-nous en 2035 ou en 2050 ? Le concept de future of work décrit l'ensemble des prédictions sur les habitudes, les lieux et les pratiques de travail dans les années à venir.     Pour ce qui est des enjeux de cet avenir du travail, Romain Napierala en détecte trois principaux. " De quelle manière les entreprises peuvent-elles répondre au besoin de plus de personnalisation des individus sans altérer le lien social et le sentiment d'appartenance des salariés ? Comment continuer à contribuer à l'épanouissement des salariés dans leur vie personnelle tout en réussissant à ne pas trop s'y immiscer ? Comment permettre aux salariés d'apprivoiser en continu les nouveautés technologiques toujours plus intenses, tout en leur donnant les moyens de prendre du recul sur leurs pratiques ? L'enjeu est qu'elles leur soient bénéfiques, non pas qu'elles créent une crise de sens ou de lien. "    On note que le 100 % télétravail, érigé par certaines entreprises comme une solution d'avenir peu après la crise du Covid, ne fonctionne pas. Il empêche notamment les plus jeunes, la génération Z, de se créer un réseau, des interactions sociales qui leur permettent de se construire aussi bien sur le plan personnel que professionnel. Les 12-28 ans sont en effet la catégorie d'âge qui ressent le plus d'angoisse et de solitude, à l'échelle mondiale. " Non seulement ces scores sont homogènes entre tous les pays, mais on remarque également qu'ils sont très élevés en comparaison aux autres tranches d'âge ", ajoute Romain Napierala, directeur Tendances et Prospectives chez Ipsos.   Le bureau est aussi bien un catalyseur de performances qu'un aimant à talents, mais également le diffuseur de la culture de l'organisation. Les entreprises qui investissent dans un lieu de travail en plaçant leurs salariés au centre de leur réflexion prennent une longueur d'avance sur la concurrence. Elles s'assurent de la détention d'un actif stratégique dans la course à l'innovation et dans la guerre des talents.    Le concept de " learn solitude " est également intéressant à mettre en perspective lorsque l'on évoque le future of work. Il peut être défini comme le fait de choisir de se mettre en retrait socialement en raison d'une fatigue émotionnelle liée par exemple à l'accélération de la société, aux nouvelles technologies ou encore au rythme de travail toujours plus soutenu. " La période du Covid a notamment créé un effet de cliquet. Cette bulle parfois vécue comme un repli protecteur a offert le confort d'un temps plus ralenti et d'une socialisation moins intense. Cela a pu créer de nouveaux 'standards' et il est difficile de revenir en arrière ", ajoute Romain Napierala. En 2024, être présent au bureau cinq jours sur cinq ou se faire déranger physiquement plutôt que par le biais du digital, le fameux desk bombing, ne sont plus vraiment tolérés par la jeune génération.    Comment néanmoins remédier à cet isolement relationnel dans les années à venir ? " Les entreprises ont compris que dans l'intérêt de tous, il fallait recréer des moments d'interaction en réel, analyse Romain Napierala. Aristote, Durkheim et Marx ont la même définition du lien social : il est l'essence même de l'humanité car il induit une construction sociale qui permet à la société d'évoluer ou à l'entreprise d'être compétitive. " Pour certaines organisations, la création de lien social passe également par la création de moments hors du lieu de travail, à travers des séminaires, sorties d'équipe ou autres afterworks.   Si l'isolement a connu une montée très forte durant la période du Covid, le phénomène connait un ralentissement depuis le retour à la normale d'après 2021. Idem pour le sentiment de solitude au travail. Une plus grande flexibilité, l'intégration profonde des technologies et une importance accrue accordée au bien-être des employés seront les garants d'un paysage professionnel dans lequel les nuages laissent peu à peu la place au ciel bleu. 

Cet article a été publié initialement sur Big Média Solitude au travail : les bonnes habitudes à prendre pour la contrer