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EXCLUSIF. Welcome to Gaza !, la pièce inédite de Robert Littel : découvrez l'épisode 1 sur L'Express

EXCLUSIF. Welcome to Gaza !, la pièce inédite de Robert Littel : découvrez l'épisode 1 sur L'Express

Le 30 juillet 1973, Robert Littell, jeune journaliste américain à Newsweek, publie sa première œuvre de fiction : La Boucle paraît sous forme de feuilleton d’été, découpée en quatre épisodes, dans… L’Express ! Cinquante et un ans ont passé. Robert Littell est devenu l’un des plus grands auteurs de romans d’espionnage contemporain - son plus connu, La Compagnie, a été vendu à des centaines de milliers d’exemplaires dans le monde. Et une boucle est bouclée. Puisque L’Express publiera à nouveau cet été quatre épisodes d’une œuvre inédite de l’auteur. Cette fois, cependant, il ne s’agit pas d’un "grand roman d’espionnage drôle", comme était présenté La Boucle en juillet 1973, mais d’une tragédie en un acte, qui se déroule en Israël, le 7 octobre 2023. Littell, également auteur d’un livre d’entretiens avec l’ex-Premier ministre israélien Shimon Peres, a fait de sa pièce un manifeste pour la paix vibrant et désespéré. Voici le premier épisode.

Le rideau se lève sur une scène plongée dans l’ombre, avec deux décors.

A gauche, à l’avant : un projecteur éclaire une buanderie sans fenêtre qui sert aussi d’abri sécurisé dans un kibboutz, à un jet de pierre de la bande de Gaza. L’un des côtés de la pièce est ouvert sur le public dans le théâtre. Au moment du lever de rideau, Justine, un peu moins de 40 ans, pieds nus, en robe longue sans manches, est en train de pousser un vieux lave-linge contre la porte pour la bloquer. Essoufflée, elle s’assoit sur un tas de linge sale, adossée au mur, face à la porte barricadée. Des tee-shirts et des soutiens-gorge sèchent sur un fil. Contre l’autre mur, un profond évier en Inox et une table à repasser sur laquelle s’empilent des chemises encore froissées. La jeune femme prend son smartphone et tape fébrilement un numéro.

A droite, à l’arrière : un projecteur éclaire un petit bureau à Tel-Aviv. David ben-Ibrahim, un homme vigoureux et bientôt septuagénaire, barbe grise soigneusement taillée, lunettes rondes à monture métallique, est assis dans un fauteuil à haut dossier, derrière une table à tréteaux qui fait office de bureau. Il porte une chemise blanche boutonnée jusqu’au cou ; des tsitsits rituels dépassent sous son veston noir et sa tête est couverte d’une kippa tricotée, signes que l’homme est un sioniste religieux. Derrière lui, une bibliothèque croule sous les classeurs et les livres. Le bureau est couvert de dossiers ; dessus, sont posés deux téléphones, l’un noir, l’autre rouge. Dans une niche de la bibliothèque trône une très grande photo encadrée de la femme de la buanderie.

Les effets sonores sont essentiels dans cette pièce en un acte. Au lever de rideau, on perçoit en sourdine des cris en arabe, des rafales de mitraillette, des grenades : ce qui se passe à l’extérieur est encore éloigné de l’abri de Justine. Elle se crispe de temps à autre en entendant des coups de feu ou une explosion de grenade, qui montent en volume à mesure que la pièce avance et que les assaillants se rapprochent de sa cachette.

Sur le bureau de David, le téléphone noir émet une sonnerie stridente. Il décroche. La conversation téléphonique est amplifiée par haut-parleurs dans le théâtre.

Justine

[Tout bas.]

Papa, c’est toi ? Enfin ! Mais enfin, t’étais passé où ? Ça fait une plombe que j’essaie de te joindre sur ton portable. J’ai fini par me rappeler que tu avais un fixe dans ton bureau…

David

J’étais à une réunion des ministres en urgence, Justine, les gens du Shin Bet nous ont obligés à laisser nos téléphones à l’entrée et j’étais tellement bouleversé que j’ai oublié de récupérer le mien – on était en plein briefing sur le lancer de roquettes massif de ce matin quand une secrétaire a déboulé en baragouinant on ne savait quoi, complètement hystérique. On a fini par lui faire dire ce qui se passait : plusieurs brèches dans la barrière de Gaza, des tireurs du Hamas qui se déversaient à pied, à moto, en pick-up, et même en deltaplane. Au moins tu en sûreté, grâce à Dieu. Pourquoi est-ce que tu chuchotes ? Où es-tu ?

3812 Evasion robert Littel Episode 1.B
3812 Evasion robert Littel Episode 1.B

Justine

Je chuchote parce que je ne suis pas en sûreté. Je suis dans la buanderie.

[Elle met son iPhone sur haut-parleur.]

Tu m’entends, papa ? Je t’ai mis sur haut-parleur. Tu parles d’un abri ! Merde, je regrette qu’on n’ait pas mis de verrou à cette porte…

David

Uri m’avait dit qu’il s’en occupait…

Justine

Il remettait sans cesse à plus tard, il y avait toujours un empêchement ou un autre. Il trouvait plus important de mettre un cadenas à la poubelle ! Et là, il est à son symposium à New York, en train de faire une conférence devant des intellectuels américains, pendant que sa femme israélienne se planque dans une pièce dont la foutue porte…

[Elle étouffe un sanglot.]

… n’a pas de verrou.

David

Pousse le lave-linge devant la porte, Justine…

Justine

Je ne suis pas débile, papa. C’est la première chose que j’ai faite. Mais si moi je peux pousser le lave-linge dans un sens, tu penses bien qu’eux pourront le pousser dans l’autre…

David

Il ne faut pas perdre espoir, ma chérie. La radio diffuse des tonnes de codes d’appel : les réservistes se mobilisent, l’armée est en route.

Justine

Elle aurait dû être sur place, pas en route. Si on est venus s’installer dans un kibboutz à 100 mètres de la bande de Gaza, c’est parce qu’il y avait une barrière infranchissable, et une armée invincible pour le garder. Alors, cette barrière infranchissable ? Elle est où, notre armée invincible, papa ?

David

Apparemment, l’armée a redéployé trois brigades stationnées là-bas en Judée et en Samarie…

Si on est venus s’installer dans un kibboutz à 100 mètres de la bande de Gaza, c’est parce qu’il y avait une barrière infranchissable, et une armée invincible pour le garder

Justine

Justine

Evidemment… pour protéger nos superjuifs messianiques complètement cintrés et leurs conneries de colonies en ce jour de fête religieuse…

[Elle respire profondément plusieurs fois.]

Je t’aime, papa, en dépit de tout ça.

David

Moi aussi, Justine. En raison de tout ça. Tu es la digne fille de ton père, comme on dit. Tu as toujours eu tes idées et moi les miennes. Ça ne veut pas dire qu’on ne puisse pas se retrouver dans un no man’s land d’amour parental et d’affection filiale.

[Une pensée soudaine.]

Ecoute-moi bien, s’ils te trouvent…

[On entend des coups de feu et des cris au loin.]

Justine

[Dans un chuchotement terrifié.]

Je crois que j’entends des coups de feu, papa ! Oh merde, ce n’est pas mon imagination… J’entends des cris ! Ils doivent être entrés dans le kibboutz ! Dieu sait ce qu’ils sont en train de faire à nos vigiles qui ne savent que mettre des PV pour stationnement. Je suis morte de peur.

David

S’ils te trouvent avant l’arrivée de l’armée – et là je te parle vraiment du pire des scénarios : si jamais ces types te trouvent, parle-leur en anglais. Cache-leur que tu parles hébreu. Je t’autorise à dire que tu n’es pas juive.

Justine

[Avec un rire amer.]

Premièrement, je n’ai pas besoin de ta permission pour dire ou ne pas dire ce que je veux, papa. Dans une autre vie c’était peut-être le cas, mais l’eau a coulé sous les ponts. Et deuxièmement, ça fait trente-huit ans que je suis ta fille, et putain, tu ne me connais toujours pas ! Jamais je ne prétendrai ne pas être juive. Jamais. Hors de question. Mon arrière-grand-père, le père de ta mère, assassiné lors de la Shoah, paix à son âme, s’en retournerait dans sa tombe.

S’ils te trouvent avant l’arrivée de l’armée – et là je te parle vraiment du pire des scénarios : si jamais ces types te trouvent, parle-leur en anglais. Cache-leur que tu parles hébreu. Je t’autorise à dire que tu n’es pas juive.

David

David

Les juifs assassinés lors de la Shoah n’ont pas de tombes dans lesquels se retourner, Justine. Ils ont disparu dans les fournaises ardentes de Hitler.

Justine

[Profondément sarcastique.]

Merci, professeur. Se retourner dans sa tombe, c’est une façon de parler, tu sais.

David

Ecoute, Justine, si jamais les choses en arrivaient là – et je prie de toutes mes forces pour qu’il n’en soit rien, mais si jamais –, pitié, je t’en supplie à genoux, surtout, surtout dis-leur bien que toi et ta voisine anglaise… son nom m’échappe…

Justine

Elle s’appelle Siona, papa.

David

Siona, voilà… Dis-leur bien que toutes les deux, vous alliez deux fois par semaine au poste-frontière d’Erez chercher des Palestiniens pour les conduire à l’hôpital de Beer-Sheba.

Justine

Parfois, tu dis de telles âneries que je dois faire un effort pour me rappeler que tu es ministre, en fait. Ce n’est pas parce que je conduis des Palestiniens à l’hosto que ça va changer quoi que ce soit. On est israéliennes, les terroristes ne voient que ça. Ecoute-moi, s’il m’arrive quelque chose…

3812 Evasion robert Littel Episode 1.A Ouv
3812 Evasion robert Littel Episode 1.A Ouv

David

Il ne va rien t’arriver…

Justine

Tu ne m’écoutes pas, papa ! Tu ne m’écoutes jamais. Si jamais il devait m’arriver quelque chose, dis bien à Uri et à Ayelet que je les aime. D’accord ? Et pendant que tu y es, tu rappelleras à Uri qu’Ayelet a rendez-vous chez l’orthodontiste en novembre.

David

[Levant les yeux au ciel.]

C’est tout toi, ça, de penser à l’appareil dentaire de ta fille dans un moment pareil !

Justine

Si je survis, papa…

David

[Chuchotant farouchement.]

Tu vas survivre. Il le faut. Je ne vois pas comment je ferais si tu n’étais plus là pour me gâcher la vie en permanence.

Justine

Si je m’en sors, promets-moi que je n’aurai plus jamais à vivre en rez-de-chaussée. Je veux vivre dans un appartement, à un étage élevé, dans une ville pleine de juifs. Un endroit en hauteur, pour qu’ils ne puissent pas entrer par la fenêtre. Je veux me réveiller tous les matins au son des embouteillages et des klaxons, pas du muezzin à Gaza appelant les fidèles à la prière. Promets-le-moi, papa.

David

[Au bout d’un long moment.]

Si ça peut te faire plaisir, c’est promis.

Justine

Doux Jésus, tu as mis le temps.

David

Voilà que tu recommences… tu invoques ce nom…

Justine

Oh, c’est bon ! Jésus était juif.

[Une tonalité. Elle regarde son smartphone pour voir qui l’appelle.]

Je te mets en attente une minute, papa.

[David disparaît dans le noir tandis qu’un projecteur éclaire une jeune femme assise à un bureau. Elle porte un micro-casque et compose les numéros d’une liste affichée sur le grand écran de son ordinateur.]

Justine

Allô ? Qui est à l’appareil ?

Dafna

Allô, Justine ? C’est bien vous ?

Justine

Oui, oui, je suis Justine. Et vous ?

Dafna

Je m’appelle Dafna, de Toyota Motors à Bat Yam. La garantie trois ans pièces et main-d’œuvre de votre Toyota Prius expire à la fin du mois et je voudrais vous parler de notre extension de gar…

Justine

Alors vous, vous choisissez bien votre jour !

Dafna

Pour la modique somme de 100 nouveaux shekels israéliens par mois…

Justine

Vous êtes au courant de ce qui se passe dans la bande de Gaza en ce moment ?

Dafna

Pardon, ce qui se passe où ça ?

Justine

La bande de Gaza, bon sang ! La dernière fois que j’ai regardé une carte, il n’y avait pas 36 bandes à la frontière d’Israël. Vous vivez la tête enterrée dans le sable, ou quoi ? Vous n’avez pas écouté les nouvelles ce matin, Dafna de Toyota Motors ?

Dafna

[Imperturbable, lisant un script.]

… de 100 nouveaux shekels israéliens, votre garantie pièces et main-d’œuvre inclut, sans aucun supplément de tarif, le prêt d’un véhicule si le vôtre doit être immobilisé pour réparations au garage pendant plus de deux heures…

Justine

[Avec une colère froide.]

Dafna, je ne voudrais pas être impolie mais je suis obligée de vous couper dans votre boniment. Vous savez où vous appelez, ou pas du tout ? Votre foutue garantie Toyota, c’est le dernier de mes soucis aujourd’hui, bon Dieu de merde.

Dafna

Eh, oh, pas la peine de vous énerver ! Je ne fais que mon travail…

[Au bout du fil, on entend une sirène de raid aérien résonner à Bat Yam.]

Oups. Vous avez entendu, Justine ? C’est l’alerte rouge.

[Elle se penche pour scruter son écran d’ordinateur.]

C’est ça, tzeva adom, couleur rouge. Toutes mes excuses, mais je vais devoir abréger cet appel. Je suis tenue de descendre dans l’abri à la cave, mon patron se met en pétard si je ne le fais pas. C’est sans doute une fausse alerte, comme la plupart du temps. Ces types du Hamas, il faut croire que ça les excite, ces fausses alertes. Bon, je ferai mon possible pour revenir vers vous une fois l’alerte passée…

Ces types du Hamas, il faut croire que ça les excite, ces fausses alertes

Dafna

[La ligne est déconnectée et le projecteur qui éclairait la jeune femme s’éteint. Justine, incrédule, contemple un instant son téléphone en secouant la tête, puis reprend la ligne avec son père, de nouveau éclairé.]

Justine

Papa ?

David

Je suis toujours là.

Justine

Tu es assis ? Tu ne vas pas croire à l’appel que je viens de recevoir : une foldingue de la concession Toyota qui nous a vendu la Prius…

David

Le garage de Bat Yam…

[Une rafale d’arme automatique particulièrement sonore résonne dans le théâtre, puis on entend des hommes crier en arabe.]

Justine

[Terrifiée, luttant contre les larmes.]

Elle n’avait pas la moindre idée de ce qui se passe ici. Moi non plus, d’ailleurs. Comment est-ce qu’on en est arrivés là, papa ? Avec des terroristes brandissant leurs foutues kalachnikovs dans tout le kibboutz, nom de Dieu ! Des Palestiniens avec un bandeau vert, et des grenades accrochées à la ceinture comme des amulettes, et des Coran copiés à la main dans la poche de leur veste, c’est comme ça que la télé décrit toujours nos voisins. J’ai l’impression d’être dans un de ces westerns nuls où les Indiens courent dans les rues en brandissant des scalps…

David

Nous pensions…

Justine

Nous ?

David

Le gouvernement – nous qui sommes à des postes d’influence –, nous pensions pouvoir diviser les Palestiniens en deux factions. Nous avons cru que les croulants de l’Autorité palestinienne à Ramallah se tiendraient tranquilles tant qu’on les ravitaillerait en protections pour adultes incontinents, et que le Hamas serait assez occupé à gouverner Gaza pour en oublier son maudit djihad…

Justine

Le djihad est inscrit dans leur charte, noir sur blanc. Comme la prière cinq fois par jour, comme le hadj à La Mecque une fois dans sa vie… ils ont l’obligation religieuse d’annihiler Israël. « Ceux qui sont nés en Palestine peuvent rester. Les autres peuvent aller en enfer ».

David

Nous pensions…

Justine

Vous pensiez pouvoir les acheter avec ces valises de dollars américains qui arrivaient du Qatar tous les mois. Vous avez même envoyé des mecs du Shin Bet à la rencontre des Qataris quand ils arrivaient de Jordanie par le pont Allenby.

[Avec un rire amer.]

Vous aviez peur qu’ils ne trouvent pas Gaza, sans un juif pour les guider ? Toi-même, tu as fait le voyage une fois, et tu m’as rebattu les oreilles avec ton Qatari diplômé de Yale…

David

De l’université de Pennsylvanie, pas Yale. Il se vantait d’avoir fréquenté la même école qu’un certain Donald Trump.

[Avec un rire sec.]

A l’époque, je ne savais pas du tout qui c’était. Enfin bref. Une erreur de calcul, et…

Justine

Vous vous êtes endormis au volant.

David

Attends une seconde.

[Une secrétaire apparaît à la porte de son bureau et lui tend un message sur un porte-bloc ; on entend sa voix étouffée rapporter les dernières nouvelles pendant que David parcourt le message ; elle s’en va.]

Justine, tu es toujours là ? Ecoute, ma chérie, quoi qu’il arrive, pas de panique…

Justine

Paniquer ? Penses-tu ! Juste parce que des terroristes sont en train d’attaquer mon kibboutz et que je suis planquée dans un abri sans verrou ?

Ils s’en fichent complètement, du peuple palestinien. Le Hamas ne se soucie que du Hamas.

David

David

[Tâchant de garder son calme pour ne pas effrayer sa fille.]

Nous avons un rapport disant qu’ils emmènent des otages à Gaza…

Justine

Pour quoi faire ?

David

Pour nous empêcher de bombarder la bande jusqu’à ce qu’elle retourne au Moyen Age. Pour faire durer la guerre, pour avoir une monnaie d’échange contre des Palestiniens détenus chez nous… pour faire du Hamas le héros de la cause et du peuple palestiniens. La bonne blague ! Ils s’en fichent complètement, du peuple palestinien. Le Hamas ne se soucie que du Hamas.

[Une rafale d’arme automatique dans la rue, devant chez Justine.]

Justine

[A genoux, penchée sur son téléphone, chuchotant avec effroi.]

T’as entendu, papa ? C’était tout près, je crois bien. Oh, merde… Siona habite juste en face.

David

Elle est chez elle ?

Justine

Elle est toujours chez elle. Elle vit en face de chez nous depuis qu’elle a fait son aliyah il y a huit ans. Où veux-tu qu’elle soit ?

David

Ne t’énerve pas, Justine…

Justine

[Exaspérée.]

Facile à dire, depuis un bunker à Tel-Aviv ! Heureusement qu’Ayelet est chez sa tante à Zikhron…

[Elle pense soudain à quelque chose.]

Ça y est ! Je comprends ce qu’il voulait dire, ce vieux…

David

Quel vieux ?

Justine

Le vieux Palestinien qu’on a conduit à l’hôpital de Beer-Sheva, Siona et moi, il y a deux-trois mois. Il allait faire une séance de rayons pour son cancer de la prostate. Je t’en ai parlé après. Au retour, il nous a remerciées avec effusion, nous a dit qu’il voyait les juifs d’un autre œil grâce à nous. Oh, non ! Il m’a demandé où j’habitais ! Et quand je le lui ai dit, il a détourné la tête, fuyant mon regard. Il m’a dit tout bas : "Déménagez." En hébreu. Lemakim mehadash. "Déménager où ?" je lui ai demandé. « N’importe où, du moment que c’est loin de Gaza. » J’ai insisté : "Pourquoi ? Pourquoi ?"

David

Je me souviens de cette histoire. Tu m’as raconté qu’il avait ajouté tout bas : "Je ne vous ai rien dit."

Justine

Papa, tu ne comprends pas : il nous prévenait ! Ça veut dire qu’ils devaient préparer l’attaque depuis des mois. Comment ils ont fait pour rater ça, nos génies du renseignement ?

David

Tu as ri de l’avertissement de ce vieil homme ; le renseignement militaire les a vus répéter un assaut contre un kibboutz factice et a ri des avertissements de ses analystes. Ecoute, tu étais heureuse dans ta petite maison, tu adorais ton potager même si tes artichauts grouillaient d’insectes, tu m’envoyais sans cesse des photos d’Ayelet en train de nourrir les poules, tu aimais tes voisins. Tu ne songeais pas une minute à déménager…

Justine

Si, en fait, on en a parlé une ou deux fois… Uri trouvait les trajets pour l’université trop longs. Mais vu ce qu’il gagne comme maître-assistant, où est-ce qu’on aurait pu aller ? Il nous fallait une subvention pour acheter une maison avec son salaire. Et les seules subventions accordées par le gouvernement, elles sont pour les colonies de Judée et de Samarie, ou pour les kibboutz proches de Gaza. Alors évidemment, on n’allait pas s’installer en Judée ou en Samarie avec les cinglés du "Grand Israël", qui pensent que Dieu a donné au patriarche Abraham toutes les terres allant de la mer au Jourdain…

Traduit de l’anglais par Valérie Le Plouhinec.

*Robert Littell est né en 1935, à New York. Auteur d’une vingtaine de livres, cet Américain installé en France est aujourd’hui considéré comme l’un des maîtres du roman d’espionnage. Son dernier livre paru s’intitule "La Peste sur vos deux familles" (Flammarion, 2022).


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