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Pourquoi la CGT est un syndicat à vocation politique

Dans la période troublée que nous traversons, on voit la CGT faire de la politique et les observateurs de notre vie politique paraissent s’en étonner. Sophie Binet, secrétaire générale de ce syndicat, a bien appelé à voter pour le Nouveau Front Populaire à l’occasion des dernières législatives, et le 11 juillet dernier, sur le plateau de LCI, elle a plaidé pour que l’« on mette l’Assemblée nationale sous surveillance », exigeant que le président de la République nomme un Premier ministre issu du bloc de la gauche. Il parait donc utile de rappeler quelle est l’origine de la CGT, et quelle est sa ligne d’action.  

 

Peu de nos concitoyens ont en mémoire la date du 13 octobre 1906. Et pourtant, elle est celle d’un évènement historique qui a déterminé la façon dont l’économie française allait pouvoir évoluer au cours du XXe siècle. Et nous en subissons encore aujourd’hui les conséquences. Il s’agit de la date à laquelle s’est tenu, à Amiens, le neuvième congrès de la Confédération Générale du Travail, et la proclamation de la Charte d’Amiens. C’est au cours de ce congrès que le rôle et la manière d’opérer du syndicalisme français ont été fixés. Il a fallu que le patronat compose avec ce type de syndicalisme, un syndicalisme qui s’est donné pour mission de transformer la société avec pour objectif « l’expropriation capitaliste », c’est-à-dire rien moins que l’appropriation par la classe ouvrière des outils de production. Il s’agit bien d’un projet politique.

L’économie française a bien évidemment fortement ressenti la façon dont le syndicalisme a conçu son rôle. Au congrès d’Amiens de 1906, les congressistes de la CGT ont opté pour un syndicalisme révolutionnaire, et la France a donc dû se résigner à vivre avec un syndicalisme ouvrier en lutte permanente contre le patronat.

Au contraire, les pays nordiques, et la Suisse, ont su se doter d’un syndicalisme d’un tout autre genre, un syndicalisme réformateur qui a accepté de collaborer avec les partis politiques pour améliorer le sort des travailleurs.

Il résulte que notre niveau de richesse se trouve être, aujourd’hui, considérablement inférieur à celui de bon nombre de nos voisins européens. En France, les chefs d’entreprise ont été en permanence entravés dans leurs actions par l’hostilité des syndicats, ils ont été confrontés à un Code du travail très lourd et dissuasif, qui a beaucoup bridé leur action.

En Allemagne, la collaboration des syndicats avec la social-démocratie a débouché sur la cogestion des entreprises. En Suisse, elle a conduit à La paix du travail, un accord devenu un marqueur de l’identité des Helvètes. En Allemagne, les salariés participent à la gestion des entreprises et la paix sociale est assurée. En 1937, en Suisse, les syndicats et le patronat ont décidé de régler leurs conflits par des négociations, et non plus par des grèves ou des lock-out. En France, nous en sommes restés à la lutte des classes, et ce mauvais climat social a fortement nui au bon fonctionnement de l’économie.

Le tableau ci-dessous donne une indication de ce qu’est le climat social en France.

Grèves

Jours perdus/an pour 1000 salariés

France                   114
Espagne                  64
Grande-Bretagne  19
Suisse                        1

(Source : Statista, période 2009-2018 )

 

La Charte d’Amiens

En France, la légalisation des syndicats remonte à 1884. C’est en 1895 que la CGT a été créée, avec pour secrétaire général Victor Griffuelhes. C’est lui qui va être, un peu plus tard, l’acteur principal du congrès d’Amiens. Et c’est en 1905 que naît la SFIO, la section française de l’Internationale ouvrière, avec à sa tête Jules Guesde qui sera, lui aussi, un acteur important du congrès d’Amiens.

Le congrès d’Amiens de 1906 était le neuvième congrès confédéral de la CGT. Les congressistes eurent à arbitrer entre trois motions différentes :

  1. Celle des guesdistes qui proposait de subordonner le syndicat au Parti socialiste.
  2. Celle d’Auguste Keufer de la fédération du Livre, au caractère strictement économique.
  3. Celle de Victor Griffuelhes, rédigée en collaboration avec Émile Pouget, qui fixait comme objectif l’expropriation capitaliste avec comme moyen d’action la grève générale.

 

La motion guesdiste recueillit 724 voix ; la motion réformiste de la fédération du Livre ne fut pas soumise au vote, ses rédacteurs l’ayant retirée à la dernière minute ; c’est la motion de Victor Griffuelhes qui triompha, avec 830 voix sur 839 votants.

Ce fut donc la motion attribuant au syndicalisme le rôle de transformer la société par l’expropriation capitaliste qui l’emporta, à la quasi-unanimité. Elle énoncait que le syndicalisme doit agir directement, en toute indépendance des partis politiques, se suffisant à lui-même, avec comme moyen d’action la grève générale. Il était précisé : « le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, demain groupement de production ».

L’objectif final était donc bien une société bâtie sur le modèle bolchévique.

 

La spécificité du syndicalisme français

Le syndicalisme français a ainsi eu, très tôt, deux caractéristiques spécifiques : la lutte des classes avec pour objectif l’expropriation capitaliste, et l’action directe plutôt qu’une collaboration avec les partis politiques.

Un syndicalisme à caractère révolutionnaire

Au congrès d’Amiens, la CGT a opté pour un syndicalisme de lutte, à vocation révolutionnaire : il y a eu intégration de l’anarchisme au marxisme.

Après le congrès d’Amiens, la Première Guerre mondiale obligea la CGT, qui s’était ralliée à l’Union sacrée, à mettre en sommeil son militantisme. En 1919, au lendemain de la guerre, le caractère révolutionnaire de la CGT déplaisant à une partie des syndicalistes, fût fondée la Confédération française des travailleurs chrétiens, la CFTC, en référence à l’encyclique Rerum Novarum du Pape Léon XIII ; mais c’était un groupe très minoritaire. Survint ensuite la crise de 1929, dérivée du krach de Wall Street, et à nouveau, l’action de la CGT dut se ralentir.

Ce n’est finalement que lorsque la situation redevint normale que la CGT a pu agir.

En mai 1936, émerge le Front populaire, un mouvement lancé pour « rattraper le retard pris par la Troisième République ». Les premières grèves dans l’aéronautique s’étendirent très vite au secteur de l’armement, et le mouvement se propagea, dans l’allégresse, dans toute la France, touchant même les commerces et la grande distribution. On compta un peu plus de 12 000 grèves, dont 9000 avec occupation d’usines. Le pays a été complètement paralysé, et le 7 juin, à l’initiative du gouvernement, le patronat et la CGT signèrent les Accords Matignon : forte augmentation des salaires, premiers congés payés (15 jours), semaine de 40 heures au lieu de 48 heures ; puis nationalisation des usines d’armement, Banque de France sous tutelle. Avec pour conséquence une forte dévaluation du franc par Léon Blum le 17 novembre 1936. La SNCF fut créée l’année suivante, en 1937.

Pendant ce temps, de l’autre côté du Rhin, Hitler était allé réoccuper la Rhénanie qui avait été démilitarisée, et avait annoncé, sans que l’on s’en inquiétât, le réarmement de l’Allemagne, en violation des clauses du traité de Versailles.

Arriva ensuite, en 1939, la Seconde Guerre mondiale où l’armée française fut foudroyée en six semaines par la Wehrmacht qui avait opté pour la guerre de mouvement, alors que nous en étions restés à la guerre antérieure. Au lendemain de la guerre, on appliqua le programme du Conseil national de la Résistance, préparé dans la clandestinité, un programme élaboré par la CGT et la CFTC réconciliées. Il prévoyait le « retour à la nation des grands moyens de production, des richesses du sous-sol, des grandes banques et des compagnies d’assurance ». Un programme tout à fait conforme aux objectifs de la CGT.

Il y eut ainsi plusieurs vagues de nationalisation : les Houillères, Renault, Gnome et Rhône, la Snecma… ; ensuite, le secteur bancaire et les compagnies de gaz et d’électricité. Il y eut deux grandes innovations : la Sécurité sociale et les Comités d’entreprise. Et dans ce grand élan de conquêtes sociales le droit de grève fut inscrit dans la Constitution.

En 196, le général de Gaulle créa avec Jean Monnet le Commissariat Général au Plan : l’économie redémarra, et le mouvement syndical commença à se diversifier. La CGT se trouva complètement inféodée au Parti communiste, renforçant ainsi sa puissance. En 1969, la CFTC abandonna sa référence au christianisme pour devenir la CFDT (Confédération démocratique du travail) ; et d’autres syndicats ouvriers apparurent : FO, UNSA, FSU, Sud…

Un syndicalisme optant pour l’action directe

La Charte d’Amiens a affirmé l’indépendance du syndicalisme à l’égard des partis politiques et des religions. Il y avait chez Victor Gruefflhes une méfiance viscérale à l’égard des politiques, considérés comme des bourgeois. Les congressistes d’Amiens ont estimé que les socialistes étaient réunis par une simple opinion, et que cela valait moins pour lutter et faire une révolution que des hommes appartenant à la même classe sociale.

En Allemagne, au contraire, en 1906 au congrès de la SPD (Parti Social Démocrate), à Mannheim, une résolution a affirmé que « le parti et les syndicats forment un tout », et le syndicalisme allemand a donc préféré opérer par des conventions collectives plutôt que par la révolution.

 

Les conséquences économiques

La Charte d’Amiens a constitué l’ADN du syndicalisme français. L’objectif visé, l’expropriation capitaliste, n’a pas été atteint, mais il s’en est faillu de très peu, au lendemain de la dernière guerre. La France est toujours un pays capitaliste avec une économie libérale. Mais avec toutes les luttes menées, et en recourant souvent à la grève, les acquis sociaux ont été considérables, et ont été, pour plus de sûreté, inscrits dans la loi.

Figurait dans la motion Griffuelhes le texte suivant :

« Le syndicalisme œuvre pour l’amélioration du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme : il prépare à l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ».

Avec le virage pris par le syndicalisme français au Congrès d’Amiens le climat social en France a toujours été très tendu, les acquis sociaux ne cessant d’être très en avance sur le développement économique. C’est ce que montre le tableau ci-dessous.

Comparaison France-Pays nordiques-Suisse :

Taux de population active

France                     45,1 %
Pays nordiques      45 % à 55 %
Suisse                       57 %
UE                            48,5 %

Durée de la vie active

France                      35,6 ans
Pays nordiques      41,0 ans
Suisse                      42,4 ans
UE                            36,0 ans

Heures de travail par an

France                    1402
Pays nordiques     1662
Suisse                     1831
UE                           1850

Durée hebdomadaire du travail

France                   35 heures
Pays nordiques    37-38 heures
Suisse                    45-50 heures
UE                         40,3 heures

 

En France, le taux de population active est particulièrement faible, un nombre anormalement élevé de personnes ne travaillent pas, vivent donc à la charge de la collectivité nationale. La durée de vie active est bien plus courte que dans les autres pays : entrée tardive dans la vie active, départ précoce à la retraite. La durée légale de travail hebdomadaire est très inférieure à celle des autres pays, le nombre d’heures travaillées par an est bien plus faible que chez nos voisins. Inévitablement, le PIB per capita est inférieur à celui des pays nordiques, ou de la Suisse :

PIB/tête en dollar :

  • Allemagne                48 432
  • Danemark                66 983
  • Finlande                   50 536
  • Irlande                    104 038
  • Norvège                  106 148
  • Suède                        55 873
  • Suisse                        92 101
  • France                       40 963

(Source : BIRD, Année 2022)

Le financement de tous ces acquis sociaux a nécessité un recours à l’endettement, l’économie française ne produisant pas suffisamment de richesse.

Cet endettement augmente sans cesse, et la courbe suivante montre ce qu’il en est de l’endettement par habitant :

 

 

La dette est actuellement à 113 % du PIB, alors que pour les pays nordiques elle est de l’ordre de 40 %, et 17 % pour la Suisse. Cette progression ne va pas pouvoir se poursuivre indéfiniment.

Avec la situation chaotique créée par la dissolution soudaine de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, la gauche, réunie dans le Nouveau Front Populaire, en écho au front populaire de 1936, a repris avec son combat contre le Rassemblement national une vigueur nouvelle, et ses leaders réclament le pouvoir.

De nouvelles revendications sociales sont formulées alors que la situation exigerait au contraire que les Français se mettent au travail, et que l’on fasse des économies. Pour redresser l’économie française, il faut procéder le plus rapidement possible à la reconstitution du secteur industriel qui ne représente plus que 10 % du PIB, contre 23 % ou 24 % en Allemagne ou en Suisse. Pour cela, il faut attirer les investissements étrangers, car les entreprises françaises n’y suffiront pas. Les évènements qui viennent de se produire vont faire fuir les investisseurs, et les chances de redresser l’économie s’estompent donc complètement.

Le chaos dans lequel est plongé le pays peut le mener à la faillite : l’exemple de la crise financière grecque de 2008 devrait éclairer les Français : FMI, BCE, UE ont du intervenir à plusieurs reprises, et ce fut extrêmement douloureux pour la population : doublement des suicides, augmentation de la mortalité infantile de 43 %, et de 272 % des dépressions. Des milliers de Grecs n’eurent plus les moyens de se soigner. Le gouvernement grec dut vendre le port du Pirée à des Chinois (groupe Cosco), Thessalonique à un consortium international, et 14 aéroports régionaux à un groupe allemand. Vingt ans après, la Grèce s’en remet à peine !

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