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23 ans plus tard, on a revu “Amélie Poulain” (légèrement) à la hausse

Objet d’un clash maous l’opposant aux “Inrocks” à sa sortie, le hit montmartrois de 2001 ressort.

C’est un des affrontements les plus emblématiques ayant opposé ce magazine à une œuvre, bien qu’il soit né dans les pages d’un autre journal, Libération, où l’alors rédacteur en chef adjoint des Inrockuptibles Serge Kaganski publiait le 31 mai 2001 un papier assassin sur ce que les chiffres annonçaient déjà comme un succès historique : Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain.

Kaganski, il faut d’abord le dire, était alors seul. Au-delà de son triomphe commercial français (8,6 millions d’entrées) et international (deuxième ever, derrière Intouchables, avec 32 millions d’entrées), le conte sentimental rétro de Jeunet fut aussi plébiscité par la critique à sa sortie. On aurait tendance à l’oublier car le temps finira par lui donner tort : l’engouement dément autour du film s’est évaporé, il a comme disparu des mémoires, et sa réputation dans le paysage cinéphile s’est plutôt fixée à long terme sur le statut de bibelot passéiste que ce pamphlet de Kaganski avait été le premier à lui coller.

Amélie in Paris

Le succès du film est celui de trois piliers qui lui sont pratiquement consubstantiels : la musique entêtante de Yann Tiersen ; le charme hepburnien d’Audrey Tautou ; le soin extrême apporté à son décor montmartrois, véritable paradis pour brocanteur premium chez Selency. À l’intersection de tout cela, une forme d’idéalisation publicitaire d’un passé générique (des années 1970 qui ressemblent elles-mêmes aux années 1930) supposément perdu, dont on comprend qu’elle ait pu séduire une clientèle étrangère superficiellement francophile, et des Français·es en proie à leurs premières terreurs identitaires, un an avant Le Pen au second tour.

C’est d’ailleurs sur ce point que l’attaqua donc à l’époque Serge Kaganski, voyant dans cette représentation “pittoresque”, “ethniquement nettoyée” d’un “populo de carte postale” un clip idéal de campagne pour le Front national. On ne saurait lui donner tort, même si le client aujourd’hui nous semble plus modestement le ministère du Tourisme. Il règne dans Amélie une ambiance de diorama bleu blanc rouge aseptisé, de village-témoin pour visiteur·euses californien·nes ou japonais·es. Le pays réel, moche, normal, divers, n’y a pas droit de cité, car quelque part ce n’est pas son sujet. On notera le personnage accablant de Jamel (renommé Lucien), doux benêt craintif et obéissant regardé avec une condescendance délirante, faussement bienveillante.

Manic pixie dream girl

En dehors de cela, le pamphlet mérite tout de même aujourd’hui quelques nuances. En comparaison avec les derniers films de Jeunet (comme l’irregardable Bigbug), Amélie est assez digeste. Le cinéaste a surtout radicalisé son style avec son virage dans l’extrême grotesque et le dégueulement d’accessoires initié par Micmacs à tire larigot (2009). À un·e spectateur·ice d’aujourd’hui, il évoque plutôt Gondry – c’est-à-dire encore un autre bricoleur éloigné des beautés simples et pures du cinéma, mais nettement plus léger, véloce et charmant que le farfelu du grenier que deviendra Jeunet. La question de son ascendance cinéphile est d’ailleurs complexe. Malgré l’évidence de l’héritage Carné, Amélie n’est pas sans parentés avec ses contempteurs emblématiques de la Nouvelle Vague. Le Godard années 1960, référence certes plus rétro que moderne à dégainer en 2001, est copieusement cité (le très beau baiser final entre Kassovitz et Tautou ne jurerait pas dans un film avec Anna Karina).

Ce qui étonne surtout, c’est de voir à quel point le film est précurseur dans les attributs qu’il octroie à ses personnages féminin et masculin. Car on a énormément vu le schéma d’Amélie dans sa forme inverse, c’est-à-dire l’histoire d’un héros attachant mais maladivement timide, fasciné par un fantasme de jeune fille rêveuse parfaitement disposée à accueillir sa séduction maladroite et à l’aimer inconditionnellement. Le trope a même un nom, la manic pixie dream girl (Kate Winslet dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind, Kirsten Dunst dans Rencontres à Elizabethtown…), dont Mathieu Kassovitz incarne ici un très rare équivalent masculin.

Reprise en salle 23 ans plus tard

N’exagérons rien : Jeunet restera toujours Jeunet, c’est-à-dire un cinéaste de l’objet – objets-bidules qui s’accumulent sur les commodes, noient littéralement le décor ; objets-mécanismes, dont le fonctionnement d’instrument régulier se déploie à l’écran dans toute sa réconfortante prévisibilité. De ce point de vue, il trouve certainement dans Amélie un alter ego idéal. De la même manière que son héroïne s’intéresse à son entourage comme à un peuple de marionnettes aux goûts et aux habitudes aussi saugrenues que parfaitement robotiques, l’auteur pense un monde machinique et inerte. Même l’amour, qui est certes omniprésent à l’état d’idéal invoqué, reste fondamentalement celui qui unirait deux automates de pendule à coucou.

Néamnoins c’est sans auto-contradiction excessive que l’on se surprend vingt ans plus tard à avoir trouvé un peu de vie, et même de modernité, sous le papier jauni.

Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet avec Audrey Tautou et Mathieu Kassovitz, ressortie en salle le 24 juillet

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