De la bombe nucléaire aux débuts de l’électricité : la grande histoire du CEA
Sièges sociaux, usines, magasins, ces lieux constituent les points de départ de quelques-unes des plus grandes sagas industrielles et commerciales françaises. Dans cette série d’été, L’Express ouvre les portes de sites emblématiques qui ont marqué l’histoire économique du pays.
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EPISODE 2 - Carrefour : l'histoire méconnue du premier hypermarché de France
Quand les caméras de télévision pénètrent sur le site de Marcoule en 1956, la plus grande réalisation industrielle de la vallée du Rhône ressemble encore à un énorme chantier. Le long des allées en terre, des ouvriers munis de truelles croisent des scientifiques en blouse blanche, sous le regard sévère des forces de l’ordre équipées de casquettes estampillées "CEA", Commissariat à l’énergie atomique. Dans ce décor en construction, une étrange tour circulaire de 100 mètres de haut attire immédiatement l’attention. Il s’agit de la cheminée d’évacuation d’air de refroidissement de la pile atomique G-1.
"Officiellement, la décision de créer le site, au début des années 1950, répond à des besoins civils. L’idée est d’y produire du plutonium qui doit servir de combustible aux réacteurs du futur", détaille Michaël Mangeon, chercheur associé au laboratoire de Recherches interdisciplinaires ville, espace, société (Rives) de l’université de Lyon. Mais à l’époque, les experts n’ignorent pas que cette matière peut aussi servir à fabriquer des bombes. "En 1945, dès sa création, le CEA était destiné à faire des recherches dans le domaine militaire pour doter la France de la bombe dès que possible. Le général de Gaulle avait bien compris qu’une puissance non nucléaire serait 'hors-jeu' des relations internationales. Il ne s’agissait donc pas d’orgueil ou de désir de puissance militaire. Mais de pouvoir se faire écouter au Conseil permanent de l'ONU", rappelle l’historien Alain Beltran. G1, qui démarre en janvier 1956, va donc produire le plutonium pour la première bombe nucléaire française, Gerboise bleue, qui explose dans le désert du Sahara algérien le 13 février 1960. Pour l’épauler, une usine d’extraction du plutonium (UP1), un atelier pilote de retraitement (APM) ainsi que deux autres réacteurs (G2 et G3) sortent également de terre.
C’est dans ce contexte très militaire que les premiers électrons à des fins civiles vont être produits. "On savait qu’on pouvait produire de l’électricité à partir d’une pile atomique. Les Anglais et les Américains avaient réussi à le faire", explique Alain Beltran. Cette piste intéresse EDF qui vient juste d’être créée. Mais elle n’est pas compétitive alors, en raison du bas prix des énergies fossiles comme le charbon et le pétrole. Et puis, les relations avec le CEA sont plutôt froides. Le directeur général d’EDF de l’époque résume les divergences de points de vue entre les deux entreprises : "Le CEA visait le prix Nobel, EDF le prix du kilowattheure."
Le temps du "tout pétrole"
En 1954, un protocole d’accord entre les deux entités est tout de même signé. L’idée ? Tenter de produire de l’électricité à partir du réacteur G1. "Il s’agissait d’une petite installation d’EDF greffée au réacteur G1 du CEA, pour en récupérer la chaleur et la transformer ensuite en courant électrique", raconte Michaël Mangeon. L’expérience a lieu le 28 septembre 1956. Elle ne se déroule pas tout à fait comme prévu. La température n’atteint pas les 180 °C espérés, mais seulement 150 °C. Le système produit donc moins de kWh que prévu. Une étape historique vient tout de même d’être franchie. "Notre pays, où avaient été déposés en 1939 les premiers brevets nucléaires, mais qui s’était ensuite trouvé distancé pendant la Seconde Guerre mondiale, démarrait, en cette année 1956, l’effort considérable qui en ferait cinquante ans plus tard le leader mondial de l’électronucléaire", retrace Rémy Carle, ancien directeur de la construction des réacteurs au CEA, dans une interview d’archive.
Quinze ans plus tard, le site de Marcoule devient le théâtre d’un deuxième exploit. Celui de la construction d’un réacteur "surgénérateur" capable de produire son propre carburant en fonctionnant. Baptisé Phénix, ce démonstrateur industriel d’une puissance de 250 mégawatts électriques est connecté au réseau en décembre 1973, cinq ans seulement après le début des travaux ! "C’était le temps du 'tout pétrole', mais à quel prix depuis le 'choc' d’octobre ! On comprend donc l’importance donnée à ce moment précis au démarrage d’une centrale nucléaire de nouvelle technologie bénéficiant de performances thermiques élevées, proches de celles des installations au fioul, d’un meilleur rendement, le tout en étant surgénérateur, c’est-à-dire produisant plus de combustible qu’elle n’en consomme !" soulignent d’anciens dirigeants de Phénix, sur le site de la Société française d’énergie nucléaire (SFEN).
L’installation va fonctionner pendant trente-cinq ans. Son arrêt définitif sera prononcé en 2009 par les autorités de sûreté, du fait des incertitudes liées à son vieillissement. "Mais à l’issue de sa longue carrière d’exploitation, le réacteur Phénix a laissé en héritage une quantité considérable de connaissances. Il a surtout permis de démontrer expérimentalement la possibilité de surgénération et même d’en fournir une mesure. C’est jusqu’à présent un résultat unique au monde à cette échelle", indique Dominique Grenêche, docteur en physique nucléaire et membre de l’ONG PNC-France (Patrimoine nucléaire et climat).
L'ère de la chimie extractive
Aujourd’hui, Marcoule a tourné la page de ses exploits passés. Les 800 mètres carrés qui accueillaient le réacteur nucléaire G1 sont désormais occupés par un espace d’information. Le réacteur Phénix, quant à lui, est en cours de démantèlement. Un processus qui devrait prendre plusieurs décennies. "L’une des spécificités de ce type de réacteur est la présence de sodium, un métal qui peut s’enflammer au contact de l’air et générer de l’hydrogène en présence d’eau. Pour Phénix, cela représente 1 500 tonnes de sodium à traiter, vidanger et transformer", souligne-t-on à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire.
Privé de réacteur, Marcoule reste quand même tourné vers l’avenir. "En dehors des recherches sur les combustibles – Orano fabrique sur place son fameux Mox –, nous faisons beaucoup de chimie extractive", confirme un responsable du CEA. Et ce, dans le but de récupérer, au sein des déchets de la filière, des matériaux extrêmement précieux comme le ruthénium, un métal rare très résistant aux températures extrêmes, ou le rhodium, qui résiste à la corrosion et dont les prix peuvent atteindre plusieurs centaines de milliers d’euros le kilo ! A Marcoule, la filière nucléaire participe également à l’essor des énergies renouvelables puisque le CEA travaille à la récupération des composants utilisés dans les cellules de panneaux photovoltaïques ainsi qu’au recyclage des pales d’éoliennes.
Tout comme leurs collègues de Saclay, les ingénieurs de Marcoule attendent de voir quel sera le cap suivi par le prochain gouvernement en matière de nucléaire. Non sans une certaine inquiétude. Car Marcoule a déjà subi les effets collatéraux des hésitations de l’exécutif. En 2010, le projet Astrid, qui avait pour objectif de développer le nouveau réacteur français à neutrons rapides, devait occuper 40 hectares de terrain. Il a été stoppé net par le gouvernement en 2019, suscitant la rancœur de nombreux experts, persuadés que la France renonçait à l’un de ses plus beaux atouts. Plus récemment, l’implantation d’un petit réacteur nucléaire de type SMR fabriqué par EDF semblait acquise. Mais la remise à plat des plans de la machine, annoncée par l’énergéticien, et le flou politique actuel semblent éloigner cette perspective.
"Marcoule possède une gamme de compétences tout à fait remarquable. Des milliers de spécialistes du nucléaire y sont présents. C’est sans doute l’un des rares endroits où on n’a pas perdu notre savoir-faire", prévient Alain Beltran. En clair : ce n’est pas le moment de mettre un coup de pied dans cette fourmilière de talents.