La gestion de l’eau en Méditerranée. Entretien avec Christophe Mori
Étudiant les cours d’eau et les zones de Méditerranée depuis plus d’une trentaine d’années, Christophe Mori, maître de conférences à l’Université de Corse, alerte de l’allongement des sécheresses, de ses dangers, mais aussi des opportunités pour tisser de vrais partenariats stratégiques entre les pays autour de cet enjeu qu’est l’or bleu.
Entretien paru dans la revue Conflits avec Christophe Mori, hydrobiologiste et maître de conférences à l’Université de Corse. Propos recueillis par Yannick Campo.
Quel est l’état des lieux de la ressource hydrique au sein du bassin méditerranéen ?
Nous sommes sur l’un des points chauds de la planète en termes de température. L’augmentation de température est de l’ordre de 1,2° en moyenne depuis le début de l’ère industrielle, mais en Méditerranée, ce taux atteint déjà les 2°. Il suffit d’observer, l’année dernière, avec des pics de record constatés en Sardaigne (48,5°) ou en Tunisie (49,4°). Rappelons-le, 2023 a été l’année la plus chaude de l’histoire avec l’hiver et l’automne les plus chauds jamais enregistrés. Nous sommes en train de cumuler tous les records. Ensuite, au regard des conflits actuels dans l’espace méditerranéen, Israël, les tensions entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie autour de la gestion du Nil, nous avons une parfaite illustration de la notion d’or bleu qui se concrétise de jour en jour.
Avec des changements climatiques, des sécheresses de plus en plus intenses, au sein d’un bassin méditerranéen qui accueille, par an, entre 600 et 700 millions de touristes – il convient d’ailleurs de mesurer l’impact d’un touriste, ce n’est pas 400 m² par habitant, mais plutôt 800 ou 900m² et des besoins agricoles en forte croissance, la ressource s’amenuise très logiquement de plus en plus.
Ces quelques chiffres situent bien les enjeux, mais quid de la répartition hydraulique en Méditerranée ?
On peut diviser la Méditerranée en deux, le Nord et le Sud avec des caractéristiques démographiques et des niveaux de vie très inégaux. On pourrait notamment considérer cette diversité de représentation comme un mini-laboratoire à l’échelle du globe. Nous sommes en présence de nombreux pays qui ont une démographie, des identités, des traditions différentes, mais surtout des approches différenciées quant à la gestion de l’eau sur un pourtour restreint. En clair, 75 % des ressources hydrauliques se trouvent au Nord, 20 % pour la Turquie et les 5 % restants pour les pays du Sud : le Maroc méditerranéen, l’Algérie, la Tunisie, la Lybie, l’Égypte, Israël, Malte, Chypre, le Liban et la Syrie.
On a parlé d’hydro-conflictualité comme genèse de la guerre des Six Jours en 1967. On imagine aisément qu’avec la raréfaction de la ressource, ces situations ne deviennent de plus en plus fréquentes ?
Dans cette région, les tensions sont très fortes entre le Liban et Israël autour de la question du fleuve Litani. Il y a le Jourdain entre la Jordanie, la Syrie, Israël, les territoires palestiniens et la Cisjordanie ou encore l’Euphrate entre la Turquie et la Syrie… Ce sont de vrais nœuds gordiens.
Autre point de rupture, l’Égypte ?
Oui, la Méditerranée, par le Nil, accède au cœur de l’Afrique, en Éthiopie et au Soudan.
99 % du développement économique de l’Égypte est lié au Nil. Le pays en a besoin pour son autonomie alimentaire qu’il ne possède pourtant pas.
Nous sommes sur un enjeu qui concerne 110 millions d’habitants. Idem en Éthiopie qui compte également 110 millions d’habitants avec un taux de croissance démographique de plus de 256 % par an pour une croissance du PIB de plus de 5 %. Ces indicateurs vous donnent la construction du barrage de la Renaissance qui a été rempli il y a six mois. C’est le plus grand barrage en Afrique. L’Égypte et le Soudan sont vents debout contre cette méga-infrastructure d’une capacité de 90 milliards de m3 sur une superficie de 1800 km². En comparaison, en Corse, les précipitations pluvieuses sont de l’ordre de 8 milliards de m3 par an. Ce grand barrage va forcément épuiser la ressource, car elle sera utilisée pour l’hydro-électricité, mais aussi pour l’agriculture. C’est une zone de très fortes tensions au sein d’un espace qui compte plus de 400 millions d’habitants. On n’est pas sur des accords entre agriculteurs et soulèvements de la Terre autour de mégabassines. Leurs enjeux dépassent largement les nôtres.
Que révèle cette situation hydro-politique ?
En premier lieu, il y a une faiblesse du droit international sur la gestion des grands fleuves et des rivières. Implicitement, cette faiblesse exacerbe les tensions. Il existe une convention de l’ONU, mais elle est très limitée, elle n’évoque que la gestion des voies navigables et pas l’exploitation de la ressource par exemple.
Sur le plan géographique, la Méditerranée est une région morcelée par de très petits bassins versants, ce qui n’est pas un avantage en termes de gestion de l’eau. Comme ces territoires n’ont pas de grandes superficies, il est difficile d’y faire du stockage. Et puis, il y a l’aspect essentiel du changement climatique qui redessine entièrement nos territoires et nous conduit à un fonctionnement de type Oued, à savoir des orages de grande intensité sur une très courte période, suivie d’une longue sécheresse.
Le message est pessimiste. On se croirait aux côtés de Lawrence d’Arabie voire, pour les éternels enfants, dans un album de Tintin, où l’on désespère de trouver un point d’eau, une oasis ?
Nous sommes obligés de nous poser la question aujourd’hui, à la fois de la raréfaction de la ressource et de l’augmentation de nos besoins. J’ai l’habitude de dire à mes étudiants qu’il sera nécessaire de faire plus avec moins. Au sein de la Méditerranée, l’agriculture et le tourisme vont nous demander de plus en plus d’eau, et l’on va se retrouver avec des situations de conflits d’usage à l’intérieur de pays, mais aussi au niveau transfrontalier.
Il y a urgence de s’adapter à ce changement climatique. Le premier enjeu de l’eau en Méditerranée est celui de garantir la santé publique. 2,5 milliards d’habitants dans le monde ne possèdent pas de sanitaires et n’ont pas régulièrement accès à l’eau potable, soit pour la Méditerranée uniquement, environ 80 millions de personnes.
Un chiffre qui va se concentrer surtout dans les pays de la rive Sud ?
Oui, mais il ne faut pas oublier la Grèce, le sud de l’Italie ou de l’Espagne, sans compter les îles. Je vais, de nouveau, prendre l’exemple de la Corse. Pour 360 communes et un millier de hameaux, moins de 20 % sont raccordés aujourd’hui à un réseau d’assainissement.
Au plein cœur de l’été, avec l’afflux touristique, les eaux usées de 80 % du million d’habitants (touristes inclus) finissent dans les lacs et les rivières de l’île. Cette situation locale se reproduit dans bon nombre de régions touristiques de la Méditerranée. Garantir la santé publique est l’enjeu fondamental de la gestion de l’eau dans le Mare Nostrum.
Le second enjeu de la gestion de l’eau est bien évidemment celui de l’autosuffisance alimentaire. La crise agricole est d’ailleurs un parfait révélateur de tout ce qui se trame notamment au niveau de l’Union européenne qui, après avoir réussi à délocaliser l’industrie, est en train de parvenir à délocaliser l’agriculture. Le troisième point fondamental est celui de la prévention des conflits, d’usage et stratégiques. On parlera dans ce cadre précis de la compétitivité économique des régions, des bassins de vie. Sans eau, point de compétitivité !
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Comment doit se mettre en œuvre cette prévention des conflits ?
La confrontation peut avoir lieu entre l’urbain et le rural, entre les départements, les régions, celles qui sont mieux pourvues en eau que d’autres. Cela nous incite à organiser des formes de solidarité, à initier des coopérations entre pays.
Il y a des exemples à suivre comme Israël. Le pays fait évidemment de la désalinisation de l’eau de mer, mais avant d’en arriver à ce procédé, il a exploré toutes les solutions possibles : les ressources souterraines, la réutilisation des eaux usées à 100 %, etc.
Pour faire fonctionner les désalinisateurs, Israël a eu besoin de grands champs photovoltaïques qui sont situés en Jordanie. En contrepartie, Israël achemine de l’eau en Jordanie. Nous sommes dans un exemple parfait de coopération. Il n’y a pas que des conflits, il y a aussi des choses qui fonctionnent.
La prévention des conflits doit permettre d’injecter de l’argent dans de grandes infrastructures.
Le partage du Nil est un second exemple. Un conseil scientifique est en train de se mettre en place afin de répartir la ressource en fonction des différents barrages. À l’échelle de la Méditerranée, plusieurs questions sont à souligner. Quelles seront les prochaines grandes infrastructures ? Comment seront-elles financées ? Que fait-on pour préserver la ressource en eau, mais la biodiversité et l’environnement qui vont avec ? Cela n’a l’air de rien, mais la diminution de la ressource conduit à avoir moins de biodiversité. Nous ne pouvons ignorer cet enjeu, car nous faisons partie nous aussi de la biodiversité. Il y a moins d’insectes, il y a moins de chauves-souris, il y a moins de passereaux, il y a moins de faune et de flore, les chaines alimentaires sont en train de s’effondrer. 90 % des zones humides ont disparu de la planète en l’espace de deux siècles, dont 50 % ces trente dernières années en raison de l’urbanisation.
Au regard du solde démographique mondial et de ses différentes projections, il y a de quoi craindre le pire ?
Notre empreinte sur la planète s’accroît de jour en jour et de facto, on déstabilise les écosystèmes environnants. Préserver les écosystèmes aquatiques, c’est avant tout garantir notre survie. Il est très difficile de vivre dans un désert ! Soyons conscients que nous ne sommes qu’au début de très grandes migrations. Dans un univers bien-pensant, pour éviter de parler des migrations liées au changement climatique, on va nous parler de paradis insulaires menacés comme les îles Vanuatu. L’Europe ne pourra maintenir son niveau de vie au regard des mouvements de population qui s’annoncent.
Existe-t-il des solutions ?
Il y en a.
La première solution est d’avoir une gestion pragmatique et collaborative de l’eau. Dans un monde où la vision individualiste est exacerbée, cela semble effectivement compliqué, mais la coopération est un horizon à atteindre. C’est une nécessité ! La gestion pragmatique doit nous conduire ainsi à arrêter de financer les plantations de maïs dans les pays du sud de l’UE par exemple. Trop d’erreurs stratégiques continuent d’être commises. On achemine de l’eau dans des pays qui n’en ont pas, pour leur acheter ensuite leurs denrées alimentaires, au lieu de faire le contraire. Il faut cesser ce concept technocratique « d’eau virtuelle » qui justifie le dumping social.
La gestion de l’eau est une loi-cadre européenne. Dans ce domaine, nous avons aussi confié notre sort à une technocratie qui gère cette compétence de très loin. Or, la gouvernance de l’eau ne peut se faire qu’à l’échelle locale. On a tout fait pour empêcher les citoyens de s’emparer de cette problématique. L’eau devrait faire l’objet de référendums locaux, d’approches spécifiques en fonction des bassins versants, des bassins de vie, des capacités et des ressources locales.
Au lieu d’avoir une vision de bon sens, nous avons choisi d’avoir un centre de décisions des plus éloignés du citoyen. Forcément, en éloignant le citoyen de la décision, on lui retire toute envie de s’y intéresser !
Seconde solution déterminante, investir dans la recherche, dans les technologies de pointe et celles qui font du recyclage et de la réutilisation de la ressource. On doit absolument récupérer l’eau des stations d’assainissement. La Tunisie réutilise à 97 % ses eaux usées, Israël est à 98 %. On doit suivre ces modèles. La stabilité de l’espace méditerranéen dépend en très grande partie de la gestion de l’eau. Il faut investir de l’intellect, de l’argent pour garantir un accès à l’eau pour tous. C’est le chapitre essentiel. Dans un contexte de raréfaction de la ressource, il faut se poser la question s’il est encore pertinent d’avoir une gestion privée de l’eau…
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