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Mariana Enriquez : “Silvina Ocampo avait une manière très avant-gardiste d’écrire sur les femmes”

Mariana Enriquez s’est fait connaître en France en 2021 avec la sortie très remarquée de son premier roman Notre part de nuit (éditions du Sous-Sol), un pavé de plus de 700 pages, impossible à lâcher, qui mêlait l’horreur, le gothique et l’occultisme pour raconter les fantômes de l’Argentine.

Après un recueil de nouvelles mélangeant toujours les genres (Les dangers de fumer au lit), Mariana Enriquez, qui est une véritable star dans son pays et occupe une place dans le renouveau du roman gothique, revient cette rentrée avec une biographie de Silvina Ocampo (La Promesse, Sentinelles de la nuit…). Un portrait plus journalistique que son travail de fiction mais tout aussi intelligent, spirituel et littéraire qui revient sur le destin de cette autrice argentine riche et mystérieuse, contemporaine et amie de Jorge Luis Borges, femme d’Adolfo Bioy Casares et autrice d’une œuvre marquée par le fantastique et par une grande étrangeté formelle et thématique. Le titre choisi par Enriquez fait référence à l’ombre que lui faisait sa grande sœur Victoria Ocampo, écrivaine engagée, grande figure féministe argentine, fondatrice de la prestigieuse revue littéraire d’avant-garde Sur, et plus célèbre de son vivant que Silvina.

À l’occasion de cette sortie, Mariana Enriquez nous a raconté sa fascination pour cette écrivaine argentine culte et, selon ses propres termes, “punk”.

C’est la journaliste Leila Guerriero qui est venue vous chercher pour écrire ce portrait de Silvina Ocampo. Avez-vous hésité avant d’accepter ?

Mariana Enriquez – Oui, j’ai un peu hésité. Pas tellement parce que ce livre allait m’éloigner de mon travail de romancière, mais plutôt parce que je savais la dose de travail qu’il allait me demander. Je sais que ce genre de projets est long et frustrant, d’autant plus que beaucoup de personnes de l’entourage de Silvina sont décédées et qu’il y a énormément de choses à lire d’elle et sur elle. Et même si l’exécuteur testamentaire d’Ocampo était aimable, qu’il m’a expliqué tout ce qui était en sa possession, il n’a rien voulu me montrer. Si j’ai fini par accepter de l’écrire, c’est parce que je trouvais qu’il n’y avait pas vraiment de livre sur cette autrice qui montre à quel point elle était intéressante et drôle. Il y a beaucoup d’ouvrages universitaires, mais ils n’explorent pas vraiment sa légende, son côté iconique, mystérieux.

Comment décrire son œuvre ?

Je l’ai lue pour la première fois quand j’étais enfant, et je garde le souvenir d’avoir trouvé ses nouvelles très étranges. Il est important de souligner qu’en Argentine, les nouvelles se vendent très bien, c’est un format très populaire. Borges, par exemple, n’a jamais écrit de roman. Je me souviens d’avoir attrapé le livre d’Ocampo dans la bibliothèque de mes parents parce que j’aimais la couverture, qui représentait une poupée cassée. Le contenu m’a beaucoup décontenancée à l’époque puisque ses nouvelles sont très érotiques, marquées par la jalousie et la destruction. Elles frisent aussi souvent le grotesque. J’ai relu Ocampo plus tard, pour l’école, et j’ai été assez fascinée par sa manière d’écrire sur les classes sociales. Mais c’est en écrivant ce livre que je suis vraiment tombée amoureuse d’elle en tant qu’autrice parce que j’ai perçu cet arc narratif de la jeune fille qui vient de Paris, qui nomme ses nouvelles comme des tableaux impressionnistes, qui devient très argentine et puis qui d’un coup fait tout exploser et trouve sa propre voix. Ses derniers romans sont complètement fous. Quand on y réfléchit, elle était un peu punk !

Elle était très riche et restait pourtant en décalage avec les conventions de sa classe sociale…

Oui, elle avait un look très particulier avec ses lunettes aux montures blanches. Elle était très riche et pourtant sa manière de s’habiller n’était pas du tout luxueuse, pas à la mode. Elle ne donnait jamais de dîners, elle n’allait jamais aux cocktails mondains ou à l’opéra. Cela faisait d’elle une sorte de rebelle.

Je pense qu’au fond d’elle, elle savait que ses textes étaient trop radicaux, trop expérimentaux et que l’obscurité lui offrait une forme de liberté.”

Dans La Petite Sœur, vous racontez aussi que son grand regret était de ne pas écrire de best-seller…

Elle était amie avec Borges et était mariée à Bioy Casares, mais elle se sentait plus proche d’une autre mouvance d’auteurs gay, portée par Manuel Puig ou Manuel Mujica Láinez. Il existe beaucoup de récits différents autour de la vie privée d’Ocampo, mais beaucoup disent qu’elle était bisexuelle elle-même, du moins qu’elle n’avait pas une sexualité conventionnelle. Elle avait une sensibilité queer. Dans le peu de correspondance qui lui a survécu, notamment avec Manuel Mujica Láinez, elle lui confie en effet qu’elle voudrait avoir autant de succès que lui, être traduite dans d’autres langues. Il lui répond qu’elle devrait essayer d’écrire des romans plus conventionnels. Je pense qu’au fond d’elle, elle savait que ses textes étaient trop radicaux, trop expérimentaux et que l’obscurité lui offrait une forme de liberté. À un moment de sa carrière, on sent qu’elle se dit “si je dois être l’autrice bizarre de service, alors je serai vraiment très bizarre[rires] ! Aujourd’hui, je pense qu’elle serait mieux comprise et qu’elle ferait partie, comme moi, de cette mouvance d’autrices latino-américaines étranges qui écrivent des livres d’horreur.

Contrairement à vous et à d’autres autrices de votre génération, Silvina Ocampo n’était pas vraiment politisée alors même qu’elle a traversé le Péronisme et la dictature militaire. Pourquoi ?

Je pense qu’il y avait un peu de peur. L’Argentine est un pays très compliqué. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle manquait de courage, parce que cela arrive à tout le monde de ne pas vouloir être impliqué. Elle a traversé plusieurs régimes autoritaires, ce qui peut vous rendre très fort et contestataire, comme sa sœur Victoria, qui a passé plusieurs jours en prison malgré son privilège social. Mais ça peut aussi vous déconnecter de la réalité, comme cela a été le cas pour Silvina. Il faut aussi souligner qu’elle était très puérile sur de nombreux aspects : elle voulait systématiquement faire l’inverse de ce que faisait Victoria, d’où le titre La Petite Sœur. Elle n’était quand même pas ouvertement conservatrice, comme l’était Borges, même si sa classe sociale la rendait un peu étrangère aux revendications sociales. Ses engagements politiques se retrouvent dans d’autres aspects de son œuvre, plus intimes, comme dans son obsession pour l’altérité ou dans sa manière très avant-gardiste d’écrire sur les femmes.

La Petite Sœur de Mariana Enriquez (Éditions du Sous-Sol, traduit de l’espagnol par Anne Plantagener, 304p., 22,5 €. En librairie.

L’œuvre de Silvina Ocampo est publié aux Éditions des femmes – Antoinette Fouque

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