Cézanne : l’homme qui voulait mourir en peignant
La réflexion très aboutie menée par Paul Cézanne (1839-1906) sur son art, la peinture, a inspiré plusieurs générations de peintres et de penseurs. Une partie de la pensée du maître aixois nous est parvenue grâce au poète Joachim Gasquet, jeune confident de trente-cinq ans son cadet, qui a consigné par écrit quelques-uns des riches entretiens qu’il a eus avec le peintre avant sa mort. Initialement publiés en 1921 en annexe d’une biographie posthume intitulée avec simplicité Cézanne, trois de ces entretiens — le motif, le Louvre et l’atelier — font aujourd’hui l’objet d’une re-publication séparée. Ces propos rapportés sont rédigés à l’image d’un dialogue platonicien, dans lequel Cézanne se livre avec maestria à une réflexion philosophique sur la couleur, la forme et le modèle, ainsi qu’à une analyse de l’art pictural au travers d’une critique éclairée du travail de ses plus éminents prédécesseurs et contemporains. « L’art, je crois, nous met dans cet état de grâce où l’émotion universelle se traduit comme religieusement, mais très naturellement, à nous ».
L’hommage post mortem rendu par Joachim Gasquet à cet homme qu’il admirait tant est le fruit d’un remarquable travail de mémorisation. Le peintre, conversant avec son ami, se dévoile au lecteur. Travailleur acharné, érudit, modeste tout en étant conscient de sa valeur artistique, honnête homme, sensible, Paul Cézanne nous parle comme il peint portraits, natures mortes et paysages : par métaphores. Chaque ligne des Propos sur la peinture nous en apprend davantage sur ces figures tutélaires qui l’inspirent et le brident tout à la fois, les vénitiens (Véronèse et Tintoret), les flamands (Rubens) et les baroques (Velasquez et Rembrandt). « Voilà les peintres », assène-t-il, « comme Beethoven est le musicien, Platon le philosophe ». Du côté de ses contemporains, il dit admirer Courbet (« le grand peintre du peuple ») et Delacroix (« la plus belle palette de France »). Grâce aux didascalies de contextualisation qui émaillent le texte, on met volontiers à jour un contraste entre l’exaltation du peintre parlant de son art et la mélancolie de l’homme évoquant l’œuvre de toute une vie — avec ses joies, ses peines, ses doutes et son angoisse devant l’hypothèse d’une incomplétude de son œuvre, un peu similaire à celle de la page blanche pour un écrivain. Entre insatisfaction chronique et perfectionnisme, celui qui voulait « peindre la réalité » nous raconte avec ses mots sa Baleine blanche, sa quête balzacienne d’absolu, sa volonté « d'arracher la vérité de tout » et de « se soumettre ».
Un art pictural plénier et tyrannique
La pensée de Cézanne sur les sens et la manière de les restituer en peinture rejoint une autre de ses réflexions structurantes, celle sur la couleur — « ce lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent » — et sur son rapport avec le dessin. La sensation est à la base de sa doctrine : « quand la sensation est dans sa plénitude, elle s’harmonise avec tout l’être ». Le peintre doit pratiquer son art avec émotion, afin de restituer correctement le motif qu’il souhaite peindre. « Un art qui n’a pas l’émotion pour principe n’est pas un art », affirme-t-il. Et lorsque « tout s’organise » enfin clairement et naturellement dans sa tête, le peintre « voit ». Ce faisant, « il n’y a plus que des couleurs, et en elles de la clarté, l’être qui les pense, cette montée de la terre vers le soleil ». Il ne faut pas chercher à copier la nature mais à la représenter par la couleur. « Il y a une logique colorée. Le peintre ne doit obéissance qu’à elle. Jamais à la logique du cerveau ». Pour peindre le monde dans son essence, il faut, dans la seule couleur, voir l’objet, s’en emparer, le lier aux autres objets, à l’instar de Courbet peignant ses fagots. La peinture serait alors presque une poésie, un travail méditatif. « Le paysage se reflète, s’humanise, se pense en moi. Je l’objective, le projette, le fixe sur ma toile ».
La peinture, nous explique Cézanne, s’apprécie avant toute chose avec l’œil, qui s’éduque au contact de la nature. Il insiste en particulier sur la réalité de la peinture. « Un tableau ne représente rien, ne doit rien représenter d’abord que des couleurs », avance-t-il. Il faut, non l’interpréter, mais le voir avec les yeux, car « le peintre n’a pas voulu autre chose ». Il rabâche d’ailleurs à l’envi que « la nature n’est pas en surface ; elle est en profondeur ». Or, si on peut travestir la surface, « on ne peut toucher à la profondeur sans toucher à la vérité ». Les couleurs, qui sont l’expression de cette profondeur, doivent être liées au dessin dans une sorte d’écriture. « Dès que la vie lui arrive, dès qu’il signifie des sensations, (le dessin) se colore. À la plénitude de la couleur, correspond la plénitude du dessin ». En réalité, la poursuite de l’idéal pictural serait peut-être vaine. Il conclut d’ailleurs l’une de ses nombreuses réflexions sur la difficulté de réaliser une nature morte en disant, un peu désabusé, que « ce sont nos tableaux qui deviennent des natures mortes. Tout est plus irisé que nos toiles, et je n’ai qu’à ouvrir ma fenêtre pour avoir les plus beaux Poussin et les plus beaux Monet du monde ».
Un travail tendant vers un objectif divin
Le raisonnement par analogie tient une place de choix dans les Propos sur la peinture. En particulier, l’analyse comparée de la littérature (principalement celle de son ami d’enfance Émile Zola, mais également les poésies de Baudelaire et surtout la prose de Flaubert, qu’il admire) et de la peinture traduit une véritable crainte de la rhétorique littéraire en peinture. Alors qu'il juge la première abstraite, la seconde se veut concrète, de sorte qu'il se défie d'une peinture qui serait le produit de « l’esprit littérateur ». Et Cézanne de citer, en exemple, « le mal que Proudhon a fait à Courbet ». Selon lui, le peintre doit définitivement sortir de la Caverne. « On voit un tableau tout de suite, ou on ne le voit jamais. Les explications ne servent à rien. À quoi bon commenter ? ». L’art pictural se suffirait à lui-même. « Pas de théorie ! Des œuvres … Les théories perdent les hommes ». Cézanne prône finalement la simplicité : « je n’aime pas la peinture littéraire », confie-t-il.
L’idéal de neutralité du peintre est également très présent dans la doctrine de Cézanne, qui professe que le peintre n’est pas inférieur mais « parallèle » à la nature. Artiste complet, il doit s’effacer derrière ses œuvres et se faire le relai entre l’homme et cette nature qu’il doit « faire goûter éternelle » en dépit de sa propension à l’évanescence. C’est là le point de départ d’une réflexion sur le travail du peintre. « Le peintre doit se consacrer entièrement à l’étude de la nature et tâcher de produire des tableaux qui soient un enseignement (…) pour tous ». La peinture devient alors, au travers de son discours, un témoignage objectivé, la mémoire peinte de tout ce que l’homme a vu depuis les origines de la Création. « Depuis les rennes aux parois des cavernes jusqu’aux falaises de Monet, on peut suivre la route humaine ». Sa méthode, qu’il entend prôner et suivre, est celle du vrai, du réel, du réalisme plein de grandeur. « Bien peindre, explique-t-il, c’est, malgré soi, exprimer son époque dans ce qu’elle a de plus avancé, être au sommet du monde, de l’échelle des hommes ».
Sa haute opinion du travail pictural est complétée, tout au long de son discours, par de très nombreuses références à la mission sacrée du peintre. « On ne peint pas des âmes, on peint des corps ; et quand les corps sont bien peints, l’âme, s’ils en avaient une, l’âme rayonne et transparaît ». Les parallèles entre la Création du monde et la création artistique côtoient son abomination du faux et son adoration du vrai. « Si ma toile est saturée de cette vague religiosité cosmique, qui m’émeut, moi, qui me rend meilleur, elle ira toucher les autres en un point peut-être qu’ils ignorent de leur sensibilité ». Cette croyance en un art moitié humain, moitié divin, explique son appréhension de la relation de l’artiste à son modèle. « Il y a un échange mystérieux qui va de son âme qu’il ignore à mon œil qui le recrée ». En d’autres termes, il faut comprendre son modèle pour le peindre correctement. L’anecdote du portrait de Georges Clemenceau, finalement « foutu en l’air » par le peintre en raison du seul fait que « cet homme ne croyait pas en Dieu », est à ce titre édifiante. Sa réflexion confine ici à la métaphysique : l’âme du modèle, indispensable pour faire un portrait, sera retranscrite sur la toile par ce que Cézanne nomme « les couleurs de l’amitié », en référence au portrait du père de Joachim, cet ami de quarante ans.
Cézanne, le primitif d’un art nouveau
On en découvre un peu plus sur Cézanne lors d’une excursion au Louvre, où le peintre aime à se rendre pour méditer sur son art. « Le Louvre est le livre où nous apprenons à lire », explique-t-il à son confident. La vision des grandes œuvres de ses prédécesseurs lui inspire quelques observations de fond sur son propre travail et sur l’état d’esprit qui devrait être celui de tout bon peintre. « Il y a trois choses qui constituent le fond du métier : scrupule, sincérité, soumission. Scrupule devant les idées, sincérité devant soi-même, soumission devant l’objet ». L’on doit apprendre son métier en allant au Louvre pour fréquenter les grands maîtres, qui ne seront cependant qu’une simple orientation. « Il faut bien se choisir ses maîtres, ou plutôt ne pas les choisir, les avoir tous, les comparer ». Il déplore alors que les jeunes peintres en devenir passent plus de temps dans les Écoles de peinture — où on peint des bouches et des nez de convention, « sans âme, sans mystère, sans passion » — plutôt qu’au Louvre ou à courir l’Italie. On se perd dans les écoles. « Je veux la fréquentation d’un maître qui me rende à moi-même. Toutes les fois que je sors de chez Poussin, je sais mieux ce que je suis ».
C’est également avec l’œil critique, exercé et assuré, du grand peintre qu’il se permet de porter quelques jugements sur l’œuvre picturale du passé. Les peintres florentins étaient des orfèvres ; or, la recherche du beau idéal ne suffit pas. Selon lui, il ne faut pas chercher à peindre l’idéal sous peine d’en « bannir le caractère » et d’en faire un « poncif ». Ce qui fait le grand peintre, « c’est le caractère qu’il donne à tout ce qu’il touche ». La peinture ne naît, dans sa doctrine, qu’avec ces Vénitiens qu’il admire tant. À l’instar des Noces de Cana de Véronèse, le tableau doit être « un abîme où l’œil s’enfonce ». L’impressionnisme, courant auquel il a d’abord cru appartenir sous l’influence du premier d’entre-eux, Camille Pissarro, n’a plus ses faveurs. En aspirant à « faire de l’impressionnisme quelque chose de solide et de durable comme l’art des musées », il pense s’être plutôt rapproché du classicisme de Poussin. Il avoue vouloir « redevenir classique par la nature, par la sensation », même s’il se méfie de l’évolution de ce courant, en passe de devenir une « école laïque » à l’image de la société. Il se revendique finalement le primitif d’un art nouveau, « un brave homme qui a délivré la peinture d’une fausse tradition, tant indépendante qu’académique, et qui a eu le vague rêve d’une renaissance de son art ». Et d’admettre avec résignation que « la peinture, c’est bougrement difficile. On croit toujours la tenir, on n’y est jamais ».
Ce magnifique livre permet à qui le découvre de mieux cerner, dans un style romantique raffiné et empruntant aux ressorts d’une maïeutique inversée, la riche pensée de Cézanne. S’il reste relativement facile d’accès en dépit d’un sujet qui semble, de prima facie, réservé aux seuls initiés, il faut quand même une certaine culture de la peinture pour appréhender avec justesse tous les contours de la pensée du maître aixois. On n’aura alors aucune peine à admettre, après la lecture de ces trois dialogues, que l’influence de Cézanne sur l’histoire de la peinture aura été considérable.