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Justine Augier : “Il est important de questionner la responsabilité des grands actionnaires”

Lorsqu’on lui demande quel est son moteur, elle répond sans hésiter : “J’ai besoin de lutter contre mon propre fatalisme, mon propre désespoir. Ce livre ouvre des perspectives dans cette histoire sordide”. L’histoire sordide, c’est celle du cimentier Lafarge.

Durant plusieurs années et jusqu’en 2014, alors que la révolution syrienne était écrasée dans le sang, l’entreprise française a financé des organisations terroristes, dont Daech, pour pouvoir continuer ses activités sur place. Justine Augier a choisi de nous raconter comment trois femmes ont instruit une plainte pour “financement d’organisation terroriste”, “mise en danger d’autrui” et “complicité de crime contre l’humanité”, ce qui a entraîné la mise en examen du géant du BTP.

Non-fiction

Voilà plusieurs années que l’écrivaine peaufine des textes de non-fiction centrés sur des personnages en lutte. Cette ancienne de Sciences-Po passée par l’humanitaire a pourtant commencé par publier des romans – dont le premier est Son absence (Stock, 2008) -, mais c’est un séjour de cinq ans à Jérusalem qui l’a conduite vers la non-fiction. “C’est une ville qui croule sous les histoires et qui n’a pas besoin qu’on en rajoute une. J’ai écrit un livre de témoignages”, se souvient-elle le jour où on la retrouve dans un café près de Belleville, à Paris. Puis il y a eu De l’ardeur (Renaudot essai 2017), portrait-enquête sur l’avocate syrienne Razan Zaitouneh, enlevée en 2013 près de Damas. Suivi en 2021 de Par une espèce de miracle, récit de ses conversations avec Yassin al-Haj Saleh, intellectuel syrien en exil à Berlin, dont l’épouse a été enlevée en même temps que Zaitouneh.

Avec ces deux titres, Augier a affiné une narration littéraire, croisant restitution minutieuse des faits, étude documentée, récolte de témoignages, et révélé une empathie, une capacité rare à donner vie aux personnes qui peuplent ses livres. “Le trop plein d’informations fait qu’on n’entend plus rien et on perd la capacité à être touché, remarque-t-elle. La non-fiction permet de retourner vers le réel et la première tâche est d’arriver à recréer de l’écoute. Pour cela il faut repasser par des voix, des corps, des souffrances, c’est fondamental”. 

Questionner tout un système

Ainsi dans ce livre sur le combat mené par trois employées de l’ONG Sherpa, une juriste et deux stagiaires, qui décident de s’attaquer au cimentier. Plus largement, Augier dénonce le mode de fonctionnement des multinationales : “La notion de personne morale est très importante dans ce combat juridique, car ce ne sont pas juste des individus qui sont en cause, ils sont dans un environnement qui permet ce genre de crime, et les crimes profitent à l’entreprise. Il est important de questionner la responsabilité des grands actionnaires, des administrateurs, de tout un système”. L’écrivaine décortique aussi les imaginaires – celui, éculé, directement hérité de la période coloniale, qui consiste à regarder certains territoires comme des zones de non-droit où les occidentaux peuvent tout se permettre sans se soucier du sort des populations sur place – et surtout les langages.

Aux témoignages des employé·es syrien·nes, qui alertaient leur direction sur les dangers qu’ils ou elles couraient, l’autrice confronte la langue de l’entreprise. “La langue que les dirigeants d’entreprise parlent, qui pénètre le champ politique, j’ai tenté de montrer que dans certaines situations elle empêche de penser les choses. J’aimerais souligner le potentiel criminel de cette langue. Les mots d’éthique, de valeurs, de principe, sont vidés de leur sens. C’est fascinant”

Ne pas baisser les bras

Reste que le temps de la justice est extrêmement long, et Augier décrit des juristes qui mènent un combat qu’on pourrait croire perdu d’avance face à l’entreprise et son armée d’avocats. “La plainte a été déposée il y a huit ans, et la date pour le procès n’a pas été établie. Sur chaque aspect de la plainte il y a des recours. C’est la façon qu’ont les puissants de se protéger quand ils sont confrontés à la justice, ils peuvent ralentir un processus pendant des années”. Mais, toujours dans cette volonté de lutter contre son propre désespoir, elle rappelle que si le droit est établi par celles et ceux qui ont le pouvoir, c’est aussi un instrument de contre-pouvoir, comme le montre le travail de ces juristes. “Le but de ces femmes est de rapprocher le droit de la justice”. C’est aussi, face au libéralisme, une autre façon de travailler, de penser le collectif. “Ce sont des gens qui croient que les mots peuvent changer les choses. Je voulais raconter ça, leur manière de ne pas baisser les bras.” 

Justine Augier a fini son eau pétillante. Au-delà de toute cette histoire, c’est pour elle notre perception même de l’humanité qui est en jeu. “Parce que le financement des organisations terroristes a eu lieu avant l’attentat du Bataclan, un des dirigeants de l’entreprise estimait que c’était une affaire syrienne. Cette phrase me hante. Le principe de crime contre l’humanité, c’est que c’est l’affaire de l’humanité. Tout ceci est d’un cynisme sans bornes.”  

Personne morale, de Justine Augier (Actes sud), 288 p., 22 €

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