Le "binge-watching", ou le besoin immémorial de s’immerger dans la fiction
Darius von Guttner Sporzynski, Historian, Australian Catholic University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Les services de streaming tels que Netflix, Disney+ ou Prime Video nous ont habitués à la diffusion de séries que l’on peut visionner « en une seule fois ». Et même si certains services essaient de trouver comment briser le modèle du binge-watching, de nombreux ont fait leurs adieux au « bon vieux temps » du visionnage programmé.
Entre-temps, les experts ont souligné les problèmes de santé associés au « binge-watching problématique », notamment l’augmentation de l’anxiété et de la dépression. Mais il y a un détail important qui n’apparaît pas dans ces conversations. Il s’agit du fait que cette forme de boulimie – soit le fait de se faire plaisir sans retenue et de manière excessive – n’est pas un phénomène nouveau. En fait, il s’agit du désir humain très ancien de s’immerger complètement dans une histoire. Loin d’être un nouveau comportement né de l’ère numérique, le binge-watching est ancré dans l’histoire de l’humanité.
Une pratique ancienneDe même que nous avons envie de regarder l’intégralité de Mon petit renne dès la fin du premier épisode, les humains ont toujours cherché à vivre des expériences narratives captivantes.
Avant l’apparition de l’écriture, les récits oraux tenaient ce rôle et remplissaient tout à la fois des missions de divertissement, de transmission des connaissances et d’éducation culturelle.
Des recherches publiées l’année dernière suggèrent que certaines des histoires que racontent les aborigènes Palawa de Tasmanie peuvent remonter à des événements survenus il y a 12 000 ans, ce qui signifie qu’elles pourraient figurer parmi les plus anciennes histoires orales enregistrées dans le monde. Les histoires qui survivent à des centaines de générations doivent en effet être racontées et redécrites en permanence.
Cet engagement envers les histoires s’est poursuivi avec l’avènement du texte écrit. Pendant des millénaires, les grandes collections de textes ont permis une consommation immersive, avec des exemples allant du Panchatantra – une compilation de fables indiennes datant d’environ 200 av. J.-C. – aux volumes des pièces de William Shakespeare des années 1600.
Historiquement, les bibliothèques, les galeries et les musées ont joué un rôle important dans l’accès aux grandes collections de livres, d’œuvres d’art et d’objets. Finalement, l’invention de la presse à imprimer a révolutionné l’accès aux textes. Des preuves suggèrent qu’au XVIIIe siècle, les lecteurs passionnés d’Angleterre (c’est-à-dire la classe supérieure qui pouvait s’offrir des livres) dévoraient des romans en public ou à la lueur d’une bougie – incapables de s’arrêter avant la fin de l’histoire.
La chercheuse en littérature Ana Vogrin?i? souligne qu’une sorte de « panique morale » est apparue lorsque les femmes de l’époque ont pris goût à la lecture :
« Lire au lit à la lueur d’une bougie risquait de provoquer une conflagration, tandis que les femmes riant aux éclats devant une certaine scène ou vacillant d’émotion devant une autre, dans des postures corporelles indécentes, incitaient régulièrement à un langage offensant, ce qui a donné lieu à une image fortement stigmatisée et stéréotypée de la lectrice de romans – comme si elle était l’ancêtre de l’accro de la télé. Le canapé dédié à la lecture et le canapé dédié à la télévision représentent certainement ce que la lecture de romans du XVIIIe siècle et le visionnage de la télévision moderne semblent avoir en commun. »
La littérature sous forme de série est devenue populaire au XIXe siècle, avec de plus en plus d’écrivains publiant leurs œuvres par épisodes.
Enfin, l’essor du cinéma et de la télévision ont donné naissance à une nouvelle forme de narration immersive. L’accès aux vidéos domestiques permettait de visionner les œuvres les unes après les autres, tandis que les projections de films et les doubles films reflétaient d’anciennes formes de divertissement communautaire, telles que les lectures publiques et les représentations théâtrales.
Accroché à un sentimentSi le binge-watching existe depuis toujours, Internet et la diffusion en continu ont considérablement accru notre capacité à le pratiquer. C’est peut-être la raison pour laquelle le binge watching est considéré comme un phénomène moderne.
Les créateurs doivent désormais concevoir des émissions en tenant compte du modèle du binge-watching, en utilisant des cliffhangers, escapism et des arcs continus pour encourager le visionnage prolongé. Tous ces facteurs (et d’autres encore) se combinent pour rendre une émission propice au « binge-watching ».
La raison pour laquelle nous aimons le binge-watching résulte d’une interaction complexe entre les émotions et la chimie du cerveau.
La lecture d’histoires captivantes déclenche la libération de dopamine, le neurotransmetteur associé au plaisir, créant ainsi une dépendance. Dans le même temps, le cerveau humain a besoin de suspense et de résolution de ce suspense, ce qu’un récit captivant à l’écran permet d’obtenir.
Des valeurs en mutationDe nos jours, le binge-watching s’accompagne souvent de sentiments de culpabilité et d’improductivité. Cela semble refléter, plus que toute autre chose, une évolution des valeurs sociétales concernant le temps libre.
Il fut un temps où certains groupes considéraient l’écoute prolongée d’histoires comme une activité culturelle précieuse, contribuant à l’enrichissement personnel et à l’interaction sociale.
Par exemple, le mouvement des Lumières européen des XVIIe et XVIIIe siècles a encouragé les gens à développer une vision critique du monde par le biais d’une autodidaxie aussi poussée que possible. Cette approche de l’apprentissage était censée favoriser la liberté intellectuelle et le bonheur, et impliquait souvent un engagement avec des œuvres écrites.
À travers le temps et les cultures, les humains ont cherché à échapper à la réalité et à s’engager émotionnellement dans des histoires. Des anciennes traditions orales au streaming moderne, notre désir de consommation continue de récits est resté constant.
Peut-être qu’en reconnaissant ce précédent historique, nous pourrons apprécier notre amour du binge-watching – et cesser de culpabiliser.
The Conversation