Israël, combien de divisions?
L’union sacrée qui prévalait au lendemain de l’attaque du Hamas a été de courte durée. Après quelques mois, les fractures politiques et religieuses qui avaient conduit le pays au bord de la guerre civile sont de nouveau ouvertes. Seules des élections permettront d’apurer le passif. Mais les jours de Benyamin Nétanyahou à la tête du gouvernement ne semblent pas comptés.
Ceux qui se sont rendus en Israël dans les semaines qui ont suivi le 7-octobre ont ressenti cette atmosphère très particulière d’un pays en guerre : ce mélange d’angoisse existentielle et d’une drôle d’euphorie, due à l’unité retrouvée, la société mobilisée pour pallier les carences de l’État, équiper les réservistes rappelés à la hâte, collecter qui des portables, qui des gilets pare-balles, tandis que la moitié des restaurants du pays préparaient des repas pour les soldats. Lorsque je m’y suis rendu fin octobre, les souvenirs sont remontés. Ceux de la guerre des Six Jours de 1967 sont vagues, ceux de la guerre du Kippour en 1973, encore vivants. On se sentait immédiatement proche des inconnus croisés dans la rue, voire des gens qu’on n’aimait pas la veille. Durant les longues heures dans les abris, quand on se retrouvait pour aider les familles dont le père était mobilisé, même la méchante voisine, celle qui arrosait la pelouse pour nous empêcher de jouer sous sa fenêtre, est devenue sympathique. Aviad Kleinberg, historien et président du Centre universitaire Ruppin, près de Netanya, a observé la même réaction collective après le 7-octobre. Sous le choc, un traumatisme presque physique provoqué par la surprise, l’horreur, le sentiment que le ciel vous tombe sur la tête, la société mobilise toutes ses forces et se met en mode survie. On encaisse les coups ensemble, les dents serrées.
Consensus national mis à mal
Nombre d’Israéliens sont nostalgiques de ces guerres-là. C’est que cette fois, cette façon de faire peuple dans la nuit n’a pas duré. Ce que Raphaël Jerusalmi remarque d’emblée : « Cette fois, l’union sacrée a été de courte durée. Même la question des otages ne rassemble pas la société israélienne. » Cet ancien élève de Normale Sup, qui a émigré en 1980 et mené en Israël une carrière militaire avant de devenir écrivain, traduit une amertume largement partagée. Un an après, la société israélienne semble avoir retrouvé le statu quo ante bellum. C’est-à-dire la confrontation de deux Israël qui ne s’accordent plus sur un projet collectif.
Je lui objecte que la guerre du Liban avait déjà sacrément mis à mal le consensus national. Les deux camps, formés pendant les négociations de paix avec l’Égypte à la fin des années 1970, puis solidifiés autour des la question palestinienne et de la présence juive en Cisjordanie, se sont alors opposés sur la guerre elle-même, contestée par une grande partie de l’opposition. Après le massacre de Sabra et Chatila, perpétré par les alliés libanais d’Israël, la contestation s’est intensifiée, forçant le gouvernement à créer une commission d’enquête qui précipite la fin de la carrière politique de Menahem Begin et impose à Ariel Sharon une longue traversée du désert. Jerusalmi pense que « les divisions de l’époque n’ont rien à voir avec celles qui minent la société israélienne aujourd’hui ». Tout indique que, malheureusement, il a raison.
La cacophonie juive est une vieille affaire, comme le suggère la blague qui dit que deux juifs ont trois opinions. Mais jusque-là, ils avaient une langue commune, fût-ce pour s’invectiver. Pendant les neuf mois de contestation massive qui ont précédé 7-octobre, les deux camps sont devenus comme étrangers l’un à l’autre. Le côte-à-côte a viré au face-à-face. L’affrontement idéologique a libéré de part et d’autre une telle violence verbale qu’on a pu parler de guerre civile. Kleinberg et Jerusalmi, comme nombre d’intellectuels israéliens, pensent que le projet de réforme judiciaire proposée par le gouvernement Nétanyahou début janvier 2023 et la mobilisation inédite de la société civile contre lui ont provoqué une déchirure que même la guerre n’a pu réparer, peut-être parce qu’elle est irréparable. C’est qu’au-delà de la réforme judiciaire, qui vise à priver la Cour constitutionnelle du droit de censurer une loi, ce sont deux conceptions du judaïsme et de l’État juif qui s’opposent.
Dans les premiers jours qui ont suivi le 7-octobre, alors que les « Frères d’armes », l’organisation issue de l’armée de l’air qui a plus ou moins dirigé la mobilisation, se reconvertissait dans l’aide humanitaire, et que tous les citoyens s’activaient, les ministres, aussi bouleversés que les autres, semblaient encore plus désemparés, parfois honteux. Certains ont esquissé des mea culpa pour la politique menée depuis leur arrivée au pouvoir fin 2022, et surtout pour la véhémence de leurs propos contre les contestataires.
Fin novembre, la libération de 80 otages israéliens, dans le cadre d’un accord entre Israël et le Hamas, marque l’apogée de l’union sacrée. Dès les premiers mois de 2024, les dissensions reviennent, y compris entre certaines familles d’otages. La question se politise, les doutes sur la conduite de la guerre montent alors qu’affluent les images et nouvelles effroyables de Gaza, les pressions américaines se durcissent. Début juin, les représentants de l’opposition qui avaient rejoint le cabinet de guerre démissionnent. La parenthèse est fermée. La majorité, groggy après le désastre, a repris du poil de la bête. Il est de nouveau question de la réforme judiciaire. Cependant, le rapport de forces entre les grandes tribus israéliennes n’est plus le même.
Aviad Kleinberg observe avec tristesse que la guerre a brisé la mobilisation des classes moyennes israéliennes et des élites économiques. Pour lui, c’est une véritable tragédie : « Le 7-octobre a mis fin à un processus de guérison entamé par la société civile israélienne. Un camp politique était en train de se cristalliser autour de l’idée d’une démocratie libérale, mais quand les réservistes sont rentrés début 2024, rien ne s’est passé, et même les leaders du mouvement ont quasiment disparu. » Il est vrai aussi que, depuis un an, les Israéliens n’ont jamais pu se dire que la guerre était terminée et que le temps de la politique avait sonné. Si à Gaza l’intensité des conflits s’est largement atténuée, c’est le contraire au nord, où la guerre avec le Hezbollah libanais s’intensifie et risque d’entraîner l’Iran dans le conflit.
Les cartes dans les mains de Nétanyahou
N’empêche, dans l’opposition, beaucoup croyaient que, dès le retour des réservistes, ceux-ci allaient, comme leurs grands-parents après la guerre du Kippour, envahir les rues sans même quitter l’uniforme pour exiger des élections et la démission des dirigeants politiques et militaires. Ils se sont trompés. Même la découverte, fin août, des corps de six otages exécutés par le Hamas à l’approche des forces israéliennes n’a suscité qu’un éphémère sursaut. « La tristesse et la frustration, constate Kleinberg, ne se sont pas transformées en colère qui fait tomber des gouvernements, mais en résignation qui leur laisse le champ libre. »
Animal politique hors pair, Benyamin Nétanyahou a senti l’essoufflement de cette opposition qui l’avait totalement pris de court en 2023. Entre 2009 et 2018, ces mêmes classes moyennes l’avaient peu ou prou suivi, car il détenait deux cartes gagnantes. Tout d’abord, la conviction, largement partagée en Israël, que la paix avec les Palestiniens était impossible (conviction confortée par les échecs du retrait de Gaza et des négociations entre Olmert et Abbas) et que la seule option était de gérer le conflit et de le contourner par des accords avec les pays arabes (accords d’Abraham). Ensuite, une croissance économique quasiment ininterrompue et un sentiment d’opulence ont détourné le public des questions stratégiques. Ce cocktail prospérité-sécurité, que même quelques conflits avec le Hamas entre 2006 et 2021 n’ont pas perturbé, était un véritable joker électoral qui a plus ou moins anesthésié une solide majorité, allant probablement jusqu’à 60-70 % de l’électorat. Cependant, la popularité personnelle de Nétanyahou n’a cessé de chuter. Le comportement de certains de ses proches, ses mœurs et les affaires lui ont aliéné un bon quart de ses soutiens, qui se sont reportés sur ses anciens alliés devenus rivaux (Bennett, Saar, Lieberman) tout en partageant l’essentiel de ses idées.
Entre 2018 et 2022, tandis que les élections se succèdent à un rythme digne de la IVe République, Nétanyahou lutte pour le pouvoir contre des gens qui pensent globalement comme lui, tout en faisant face à un procès pour corruption et trafic d’influence. C’est pendant ces années qu’il construit l’union avec la droite religieuse qui lui permet de remporter les législatives de 2022. La pierre angulaire de cette alliance, c’est la réforme judiciaire que Nétanyahou et ses alliés messianiques souhaitent ardemment, l’un à cause de son procès, les autres parce qu’ils veulent se délivrer du joug de la « justice impie ».
Il est clair que le 7-octobre a considérablement terni la légende de « Nétanyahou le Winner » et lui a coûté le soutien d’une partie de sa base politique, au point que sa coalition serait, selon les sondages, largement battue dans des élections aujourd’hui. Tout le problème est que, faute d’une mobilisation massive et permanente de l’opposition, rien n’oblige le Premier ministre à appeler à des élections anticipées. Sa courte majorité politique s’accroche au pouvoir, et théoriquement, rien ne l’empêche d’aller au bout de son mandat en novembre 2026. Certains espèrent que sa majorité finira par exploser sur la question de l’exemption militaire des ultra-orthodoxes, qui devient hypersensible avec la guerre. C’est d’ailleurs en partie pour contourner cette rupture flagrante d’égalité, donc pour obtenir leur soutien, que Nétanyahou a lancé la réforme judiciaire. Déjà à l’époque, cette promesse déplaisait à une partie de la base de Nétanyahou ainsi qu’à une fraction de l’électorat religieux nationaliste, deux groupes très sionistes qui encouragent leurs enfants à s’engager. Depuis le 7-octobre, cette situation est devenue inacceptable pour ces électeurs qui ont perdu des dizaines de leurs membres dans les combats. Plus largement, les enquêtes d’opinion publique le confirment, la question de la participation des ultra-orthodoxes à la vie civique est perçue par les Israéliens comme un clivage majeur, presque aussi important que celui qui oppose gauche et droite.
Judaïsation de l’identité israélienne
À la déception de nombreux Israéliens, le 7-octobre n’a pas changé les ultra-orthodoxes. Ni leurs chefs religieux, ni leurs élus, ni les masses populaires de cette « société dans la société » n’ont fait le moindre geste de bonne volonté en direction de leurs concitoyens en armes et leurs familles. Contre vents et marées, ils continuent à affirmer haut et fort que la Thora est le véritable « dôme de fer » qui protège Israël. Et exigent que Nétanyahou tienne parole.
Paradoxalement, cette fracture de plus en plus marquée entre les courants « hilonim » (laïques) et « haredi » (ultra-orthodoxes) va de pair avec un puissante vague de judaïsation de l’identité israélienne. D’après les enquêtes, les Israéliens sont majoritairement croyants (plus de 70 %) et pratiquants – souvent « à la carte », avec des compromis qu’aucun rabbin orthodoxe ne cautionnerait. En effet, tout en étant, d’une certaine façon, de plus en plus juifs, les Israéliens manifestent une ouverture croissante aux courants non orthodoxes (libéraux et conservateurs), et une grande tolérance concernant les mœurs. On fait le kiddouch du vendredi soir avant de partir à la rave-party Nova, on porte la kippa en arborant ses tatouages (strictement proscrits par la loi rabbinique). Raphaël Jerusalmi discerne autour de lui « une reconnexion soudaine entre sionisme et judaïsme, une reconnexion avec l’histoire des pogroms et de l’antisémitisme, jadis confinés aux pages des manuels scolaires, devenus la réalité pour les Israéliens du xxie siècle ». Pour Theodor Herzl, le sionisme devait permettre le dépassement de la dimension religieuse de l’identité juive par sa dimension nationale. Cent vingt ans après sa mort, beaucoup d’Israéliens vivent le processus inverse. Et ce n’est pas le pogrom lancé aux cris d’Allah Akbar le jour où, dans les synagogues, on célèbre dans la joie la révélation du Sinaï, qui risque de les faire changer d’avis.
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