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Présidentielle en Tunisie : Kaïs Saïed se poutinise et l’Europe ferme les yeux

Une présidentielle sans opposition, sans observateurs ni arbitre est-elle encore une "élection" ? À la rigueur, un plébiscite ? Mais qu’est-ce qu’un plébiscite quand moins de 28 % des votants se sont rendus aux urnes ? En Tunisie, berceau des printemps arabes, unique pays où l’expérience démocratique survécut un temps - après la chute de Ben Ali -, le vote se trouve de nouveau réduit à l’état de formalité. Comme en Algérie voisine, où le président Abdelmadjid Tebboune vient d’être réélu, les deux candidats concurrents de Kaïs Saïed, seuls rescapés de la purge orchestrée par les autorités, n’avaient aucune chance face au sortant. Sans surprise, Kaïs Saïed rempile donc pour un second mandat, avec plus de 89 % des suffrages, d’après un sondage de sortie des urnes réalisé par l’institut Sigma Conseil et diffusé par la télévision nationale Wataniya. Le président, ancien professeur de droit constitutionnel, emprunte la trajectoire d’un autocrate confirmé qu’il tient en haute estime : Vladimir Poutine.

L’Instance supérieure indépendante pour les élections, chargée de l’organisation des scrutins en Tunisie, a d’ailleurs signé en mars dernier un mémorandum de coopération avec la Commission électorale centrale de la fédération de Russie. Quel modèle ! Dans la Tunisie poutinisante de Kaïs Saïed, le manuel est respecté à la lettre. Les opposants ? "La moitié sont en prison, l’autre en exil. Ceux qui restent sont des lièvres", estime Kader Abderrahim, maître de conférences à Sciences Po. La justice ? Aux ordres. Non content d’avoir dissous le Conseil supérieur de la magistrature et révoqué des dizaines de juges, Kaïs Saïed a fait passer une loi de dernière minute, à une semaine de la présidentielle, privant le Tribunal administratif de sa compétence en matière électorale. L’empêchant, donc, de contrôler tout abus. Quant à la commission électorale, elle a refusé l’accréditation aux observateurs.

Avec de telles "précautions", le résultat du vote du 6 octobre ne faisait guère de doute. Une question demeure toutefois : qui s’en offusquera ? Au lendemain de la réélection du président algérien Abdelmadjid Tebboune (avec 84 % des voix, selon les résultats officiels), Emmanuel Macron lui adressait ses "plus vives félicitations" et dépêchait sa conseillère pour l’Afrique du nord et le Moyen-Orient, Anne-Claire Legendre, à Alger. Il y a fort à parier que la confiscation démocratique tunisienne n’émeuve pas davantage les chancelleries européennes. Comment pourrait-il en être autrement, alors même que l’Union européenne soutient financièrement Kaïs Saïed depuis la signature, en juillet 2023, d’un pacte migratoire avec lui ?

"Le soutenir ternit la réputation de l’UE"

En vertu de cet accord, la Commission européenne a annoncé l’année dernière une aide de 127 millions d’euros à la Tunisie pour que cet Etat se charge de retenir les candidats au départ vers le Vieux continent. Selon des documents internes révélés par le Guardian, une part significative de cette somme est versée à la garde nationale tunisienne, accusée de violences sexuelles généralisées et de tortures par des dizaines de témoins et plusieurs ONG. Le quotidien britannique détaille, dans une enquête fouillée, ces exactions commises sur des femmes enceintes, des mères, des enfants. "Des sources haut placées à Bruxelles admettent que l’UE est 'au courant' des allégations d’abus qui pèsent sur les forces de sécurité tunisiennes, mais qu’elle ferme les yeux, voulant à tout prix externaliser la frontière sud de l’Europe vers l’Afrique, sous l’impulsion de l’Italie", affirme le journal.

Selon cette enquête, la garde nationale maritime tunisienne aurait empêché plus de 50 000 personnes de traverser la Méditerranée cette année, à l’aide des bateaux patrouilleurs fiancés par l’UE, réduisant significativement les arrivées sur les côtes italiennes. Au point de susciter l’intérêt d’autres Etats, notamment du gouvernement britannique travailliste de Keir Starmer. Que deviennent ces migrants interceptés en mer ? Certains sont emmenés dans le désert près des frontières avec la Libye et l’Algérie sans eau ni nourriture, alertait en décembre dernier l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT). D’autres s’entassent dans le camp de fortune d’El Amra, localité côtière située au nord de Sfax.

"La politique migratoire de Saïed est fondée sur des violations des droits de l’homme et une rhétorique xénophobe, et le soutenir ternit la réputation de l’UE, estime Anthony Dworkin dans une note publiée par le Conseil européen pour les relations internationales. Plus généralement, la politique aléatoire de Saïed et ses attaques contre la démocratie tunisienne ne servent pas les intérêts européens." Pas plus que le dictateur Ben Ali en son temps… avec lequel l’Europe a si longtemps coopéré, les yeux fermés.

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