En Tunisie, Kaïs Saïed, "un Trump sans le sou, un Poutine sans bouton rouge"
Les Tunisiens sont-ils "déjà" fatigués de la démocratie ?
Il y a une semaine, les Tunisiens - et les Tunisiennes - se sont abstenus de voter. Nous avons ainsi réélu triomphalement "Monsieur K" à la tête du pays pour un second mandat.
Je me trouvais par hasard au pays après quatre ans d’absence. Je n’envisageais pas cette visite au pays natal jusqu’au moment où j’ai reçu un SMS de la famille : mère malade, etc. Le prix du billet d’avion hors saison - moins cher qu’un voyage avec la SNCF - m’encouragea à prendre la gazelle par les cornes. J’atterris donc à Tunis et comme d’habitude je ne suis pas très à l’aise au passage de la douane ; j’ai le privilège d’être fiché dans mon pays à la suite d’une vieille aventure mal comprise. Accueilli donc et interrogé par la police. La conjoncture est sensible : les élections présidentielles sont en cours.
"Je ne le savais pas."
"Ah bon, vous ne regardez pas les actualités ?"
"Surtout pas, je tiens à conserver ma santé mentale."
Mon manque de nationalisme exaspère et au bout de quatre heures, je suis libre de circuler.
Mais revenons à Monsieur K, le même que nous avions élu, le plus démocratiquement du monde, nouveau président de la République, il y a cinq ans, et qui avait alors élégamment écarté un oligarque tunisien un peu louche. Aujourd’hui, vu d’ici, alors qu’il vient de décrocher son deuxième quinquennat avec un score poutinien, on dirait que Monsieur K met un point d’honneur à abattre cette même démocratie. Mais notre Poutine aux petits pieds n’empoisonne pas, il emprisonne plutôt à tour de bras, armé d’un nouveau décret (54) censé lutter contre les "fake news" et les excès de la liberté de penser, et le voilà donc quasi seul dans la course à la présidentielle pour le plus grand bonheur de ses suiveurs. Ceux-là mêmes qui boivent la moindre de ses paroles débitées en arabe classique sur un ton théâtralement péremptoire. Certains voient même en lui l’homme providentiel envoyé par Dieu pour restaurer la Tunisie post-révolutionnaire.
Plus de dix ans après, voici donc venu le temps de la Restauration. Le projet est noble : réparer la Tunisie des outrages et des excès de la Révolution en instaurant une nouvelle dictature ? Pas si vite. Les Tunisiens l’avaient souhaité après la chute de Ben Ali. "Il nous faut un Ben Ali, mais qui vole un peu moins." Leur vœu aurait-il été exaucé ? Certes, il y a un retour à un régime autoritaire mais il est béni par la majorité des Tunisiens et des Tunisiennes y compris les abstentionnistes. Alors, au lieu de nous critiquer, amis persifleurs, et de nous prodiguer les leçons d’une expérience durement acquise, bénissez-nous, aimez-nous comme vous-même. L’avenir vous le rendra.
Bien avant monsieur Macron, Monsieur K a dissous avec panache une Assemblée nationale devenue un cirque ingérable et mis en cage les éléments perturbateurs. Notre homme est une forte tête et en de telles circonstances il en faut. Ne regrette-t-on pas, ailleurs, un certain manque d’autorité ? Quand les temps sont durs, il faut être dur. Les libertés qui vous sont chères sont un luxe, et ne prétendent au luxe que les sociétés aisées. Or les Tunisiens ne sont pas riches. Nous sommes humbles et modestes. Nous ne vendons pas d’armes ni de pétrole, nous ne voulons pas devenir "great again", nous ne cherchons pas à étendre notre territoire, ni à rétablir un empire désuet, nous ne voulons pas de bombe atomique ni d’islam radical, nous ne réclamons pas d’excuses et nous protégeons l’Europe du "péril noir". Cependant nous voulons être amis avec tout le monde et tout le monde - ou presque - est bienvenu chez nous. Que les investisseurs et les touristes européens reviennent et l’on recausera de la démocratie et du droit au blasphème, pourvu que l’on se restaure en paix.
Selon Monsieur K, son élection royale est le parachèvement des objectifs de la Révolution. Parachèvement ou achèvement ? Entre les deux il n’y a qu’un pas. Eh bien Monsieur K, tout ça pour ça ? Voudriez-vous lui dire. Mohamed Bouazizi aurait-il allumé son briquet s’il avait su ? Peut-être bien que oui. Le "petit peuple" a déposé tous ses espoirs sur les épaules de Monsieur K et tant pis si, lors de son premier quinquennat, il n’a été capable que d’écarter ses adversaires et de rassurer Madame Meloni. C’est un Trump sans le sou. Un Poutine sans bouton rouge. Un Erdogan qui ne la ramène pas. Un Xi Jinping miniature. Un Netanyahou impuissant et juste bon à arborer des drapeaux palestiniens et à inviter deux ou trois Gazaouis pour se faire soigner dans l’hôpital du coin et poser à leurs côtés au journal télévisé ; depuis toujours le Tunisien se sent solidaire du Palestinien et pleure avec lui. Bref, Monsieur K fait ce qu’il peut avec les moyens du bord. Et est-ce sa faute s’il est le seul homme politique "intègre" du pays ? Il est vrai qu’on l’appelle ici Monsieur Propre. Eh bien, en matière de nettoyage il y a du boulot.
Ne parlons pas des poubelles qui s’accumulent sur les trottoirs, ça c’est culturel ; le pays est "envahi" de migrants subsahariens. On les voit marchant en file indienne sur le bord de la route, une bouteille d’eau à la main. Ils vont à pied de ville en ville. Ils n’osent pas faire du stop. Qui les prendrait ? On dit qu’ils campent dans les champs d’oliviers, empêchant les paysans de cultiver leurs terres… En réalité, la Tunisie est leur purgatoire. Pour certains elle sera une prison, voire un cimetière, et c’est vous qui payez Monsieur K pour les garder loin de vos terres, vous, amis européens. En fin de compte, nous sommes tous embarqués sur la même galère et la solidarité n’est plus une option. A propos de solidarité, je lis dans un grand quotidien français qu’une exposition au Musée du Bardo sur la Carthage de "Salammbô" serait : "Une manière pour la France de rester au contact de la société civile à l’heure de la dérive autocratique." Eh bien, la parade est toute trouvée ! Je conseillerai cette exposition à ma mère.
*Zied Bakir, auteur tunisien, vit en France depuis 18 ans, il est l’auteur de "L’amour des choses invisibles" [Ed. Grasset, 2021], et "La Naturalisation" [à paraître en février 2025 aux Editions Grasset].