Michel Serres, le tour du monde des savoirs
Sobrement désigné par le nom du philosophe, Michel Serres (1930-2019), au-dessus d’un sous-titre en forme de synthèse conceptuelle, cet ouvrage constitue la première biographie d’un philosophe dont le travail a porté notamment sur l’information, la communication, la transmission et l’écologie. Chacun de ces termes doit être saisi à partir du fil conducteur qui a conduit Michel Serres, né à Agen, étudiant à l’École Navale puis à l’ENS avant d’occuper plusieurs postes universitaires, à traverser le monde du savoir avec l’objectif de diffuser sans cesse, au plus grand nombre, les résultats de travaux en cours dans ces domaines divers. C’est ainsi qu’il est l’auteur de très nombreuses publications, communications, interventions qui manifestent à tous égards cette « joie de savoir » au public.
Qu’il s’agisse d’un philosophe à l’identité occitane, gasconne, sans repli localiste pour autant, toute son enfance le montre. Mais il est ouvert à l’innovation et à de nouvelles échelles d’analyse qui lui imposeront des allers et retours permanents entre l’intime occitan et le public, qu’il s’agisse de celui de Paris ou d’autres ailleurs. En cela, il a occupé une position certes complexe, mais toujours placée au croisement des recherches diverses (psychanalyse non comprise), s’attachant le plus souvent à déceler les passages, les détroits, mais aussi les traductions entre disciplines ou concepts de champs différents.
Pour insister sur cette biographie, Dosse souligne cependant, ce qui est rare chez les chercheurs, sa propre « négligence » à l’égard de la présence de Serres dans le milieu intellectuel. Son honnêteté ne se limite pas à la conscience d’avoir à corriger ses recherches antérieures ayant porté sur le milieu intellectuel français. Elle frappe les nombreux ouvrages qui, dans leur panorama du XXe siècle philosophique, se contentent de répertorier ce que tout le monde connaît ou se satisfont de citer des dates après les noms des auteurs. S’il y a eu, chez Dosse, une lacune, en effet, elle concerne bien Michel Serres qui a pourtant eu une triple heure de gloire : celle de ses cours, celle de ses publications et de ses concepts, et celle des médias qui ont courtisé son accent agenais et sa rhétorique poétique. Lacune corrigée donc, par cet ouvrage. Tout cela, en effet, méritait bien d’être repris avec l’art de François Dosse de réaliser de nombreux travaux d’histoire de la pensée à travers des figures majeures n’ayant pas nécessairement connu les honneurs de la presse.
Une biographie en mouvement
François Dosse évite le spectaculaire. Il nous présente tout autre chose, qui participe d’une recherche affinée et d’une exposition patiente de ce qui fait l’essentiel d’une biographie intellectuelle. La recherche convoque une foule de personnages, de l’entourage du « sujet » à des cercles de plus en plus larges, consignés dans l’Index, et une somme de lectures dont nous ne tenterons même pas de citer les principaux titres. Il s’agit, en d’autres termes, d’un travail méticuleux qui se donne pour but de présenter les concepts du philosophe étudié, en restituant leur contexte de production, les enjeux et les expansions.
A l’inverse d’une biographie linéaire, axée sur la recherche d’une unité de la pensée, l’ouvrage de Dosse pointe dans le parcours de Michel Serres les événements et les enchaînements. L’auteur se détache de tout formalisme simplificateur et de tout modèle de construction d’une biographie simpliste. Il décèle des ancrages, des tournants et des mises en œuvre à partir de nœuds de réflexion qui prennent le nom de personnages (Hermès pour la transmission, Jules Verne pour la mobilité et l’enfance, l’administrateur romain Quirinius pour le droit…), de scientifiques ou de philosophes, et plus souvent celui de concepts et de réflexions propres au cheminement de Serres : intersection, renouvellement de l’esprit scientifique, communication, vecteur…
Enfin, chaque tournant de la pensée ou de la vie de Serres analysé dans cet ouvrage est explicité non seulement dans les traces écrites (hors jargon technique), mais dans sa réalité (et son incidence) et encore dans les éléments mis en jeu, en particulier les rencontres qui ont pu occasionner des déboires ou des enrichissements. Lorsque Serres « passe » de l’intersection à une nouvelle attention à la douleur, à la souffrance, à la dimension pathétique d’une folie qui ne peut se réduire à un modèle mathématique tel qu’il en a été question autour de Leibniz, c’est que la configuration des savoirs prend un autre tour, qu’il importe de réélaborer les concepts nécessaires. C’est cela que Dosse met en avant. Une œuvre vivante. En cela, il y a donc de nombreuses leçons à recevoir du « style » de travail de Dosse.
La conversion philosophique
Michel Serres est atypique à de nombreux égards. Il présente son père comme marinier et paysan, mêlant l’eau et la terre, notamment en offrant des récits d’inondations de la Garonne dont le tissu forme l’épopée fondatrice de sa famille. Puis viennent les dortoirs, la solidarité lycéenne, les scouts et la ferveur chrétienne, l’intégration heureuse dans des groupes, le rugby, la montagne... Enfin, la musique par un concert, puis par admiration envers les compositeurs Xénakis, Varèse, et une opposition aux bruits du monde. Ce va et vient s’observe aussi dans son passage des sciences aux humanités. Serres n’est pas seulement dans la vie un être agité et en mouvement permanent, c’est souvent un être en souffrance. Mais aussi un grand marcheur, comme Rousseau est un marcheur.
Au-delà des anecdotes, Dosse parcourt toute l’œuvre, dont le philosophe Frédéric Worms s’occupe avec d’autres d’en assurer la publication complète. Il ne s’agit pas d’une philosophie de la sagesse, mais d’une philosophie éprouvée avec les sciences et en confrontation permanente avec d’autres, depuis la traversée de sa promotion à Louis-le-Grand aux côtés de Jacques Derrida, Pierre Bourdieu, et d’autres. Elle s’engage dans une question centrale : nos manières de penser ne sont-elles pas orientées par la violence (la guerre, le dieu Mars, le danger mortifère de la bombe atomique), avant que ce ne soit par la prédation qui ouvre le volet écologique de sa pensée, soit la guerre que l’humain livre à la nature ? « Hiroshima reste l’unique objet de ma philosophie », écrit-il. C’est du fait de ce nœud qu’il quitte Navale, cette voie qui ne comble pas l’idéal de progrès promis, et la promesse de bonheur que pourraient apporter les découvertes scientifiques.
Viennent alors les mathématiques, le groupe Bourbaki et l’analyse combinatoire, la géométrie analytique, la topologie, le calcul intégral et mécanique. Les détails sont fort bien exposés dans l’ouvrage. Tout cela conduit à Leibniz, et à une sorte « d’Occitanie des Lumières ». On pourrait parler d’une combinatoire leibnizienne, et d’une éthique généreuse d’hospitalité à répandre dans la République des Lettres. Serres approfondit l’art de Pénélope. Cette dernière tisse et détisse la carte du voyage, le portulan de l’univers. Ce qui en ressort, c’est le caractère indéfini du savoir, et la ruine du positivisme. Il faut pour lui apprendre à quêter l’universel dans le singulier, ne pas tomber dans la pensée systémique, ni dans le déconstructionnisme. Serres maintient l’idée de totalité conçue comme synthèse de la multiplicité. Mais il assortit son propos d’un fil puissant, trouver des ponts entre disciplines, faire communiquer des discours et des travaux. Le réel est complexe, il fait de nœuds difficiles à démêler, il est nécessaire d’ouvrir des portes, de transgresser les barrières disciplinaires pour s’ouvrir à des questionnements inédits.
Entre fragilités personnelles et philosophie
Dosse parcourt avec bonheur et érudition chacune des publications de Serres, où transparaissent les difficultés personnelles du philosophe. À l’aune de ce qu’on peut appeler un « nouveau nouvel esprit scientifique », par différence avec le « nouvel esprit scientifique » de Gaston Bachelard, Serres déploie une philosophie qui, prise au sérieux, ne saurait être intemporelle. C’est une philosophie de l’insaisissable dans une logique des flux.
Mais la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Elle est entrelacée de drames, qui peuvent être familiaux, mais qui sont aussi professionnels. Ce que Serres a connu plus d’une fois : non-nomination, mises à l’écart, pillages de ses textes. Ne nommons personne. L’ouvrage est émaillé d’attitudes peu glorieuses de tel ou tel. Reste la vie, et la fin de vie, si comparable ici à une noyade, ce qui nous reconduit à Agen et à la naissance dans un milieu attaché à l’eau de la Garonne.