Gustave Le Bon: qu’est-ce qu’une foule?
À l’heure où les agriculteurs manifestent leur exaspération et où le pouvoir craint que le mouvement contestataire des gilets jaunes ne soit pas complètement mort, il faut relire ce spécialiste de la « psychologie des foules ». Ce penseur (1841-1931) estimait que c’est la foule qui de tout temps est le grand « accélérateur » de l’histoire.
Il y a des livres intemporels, tellement précis et pertinents que nous pouvons les lire un siècle après leur parution en étant convaincus qu’ils ont été écrits hier. C’est le cas de celui-ci, Psychologie des foules, de l’inévitable et pourtant trop peu lu Gustave Le Bon.
De formation scientifique et médicale, passionné par les questions sociales et sociologiques, curieux de comprendre les grands mécanismes des sociétés humaines, Gustave Le Bon est un penseur de la chose publique avec lequel notre époque mériterait de se réconcilier tant sa précision analytique, sa compréhension des phénomènes et la finesse de son esprit de synthèse sont des boussoles qui, aujourd’hui encore, nous aident à comprendre ce qu’il se passe autour de nous et quelles directions prendront inévitablement nos sociétés. Il y a dans Psychologie des foules ce que l’on retrouve dans le reste de son œuvre : à la fois une compréhension limpide du passé et une évaluation précise du futur. Si bien que ce livre, publié en 1895, nous concerne encore et parvient à nous dire, à nous expliquer pourquoi notre société a pris les virages que nous lui connaissons et comment cela modifiera à terme ses ramifications profondes.
L’objet de son observation ici est la foule. Qu’est-ce qu’une foule ? Peut-on lui attribuer un profil psychologique, et ce profil peut-il expliquer à lui seul qu’une foule en mouvement puisse influencer le cours des événements ? Gustave Le Bon refuse de croire que les grands changements sont le fait d’hommes isolés, providentiels ou mystiques. Même dans le cas d’un Napoléon, d’un César, d’un Constantin (ou plus tard d’un Emmanuel Macron), il analyse que rien dans leurs réalisations, pas même leur ascension jusqu’au pouvoir, n’aurait été possible si l’on n’avait pas observé d’abord des changements dans « les idées profondes des peuples » ; ces mêmes peuples qui fournissent ensuite le contingent des foules actives. Les grands décideurs politiques, dans ces conditions, au lieu d’orienter le peuple sont orientés par lui au moins jusqu’à leur accession au pouvoir, puis, une fois au pouvoir, sont contraints de tenir compte de ses humeurs dans la mesure où de ce peuple peut surgir une foule, masse mobile, imprévisible, dont le fonctionnement psychologique est par définition trop mouvant pour être appréhendé, compris et satisfait. Tout le travail du pouvoir politique est donc de ménager les humeurs du peuple, leur donner satisfaction ou feindre habilement de le faire, pour s’assurer qu’il restera toujours dans ses foyers.
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Pour autant, bien qu’ils en soient conscients, les décideurs politiques modernes persistent à vouloir prendre des directions sociales, sociologiques, historiques et morales différentes de celles auxquelles aspirent les peuples. Le clivage devenu insoutenable entre les velléités d’une élite déconnectée et un peuple qui accepte pour l’instant de subir rend inévitable le moment où la foule reprendra son droit légitime à entrer en scène pour faire entendre sa protestation. La crise des gilets jaunes est à ce titre un avant-goût de ce qui attend nos dirigeants, comme celle des agriculteurs en colère, pour ne citer que deux des exemples les plus visibles de ces dernières années. Mais au-delà de ces exemples démonstratifs il y a le travail silencieux, lent, souterrain qui ronge actuellement notre modèle de société, créant les conditions d’un conflit qui dépassera ce que les pouvoirs publics seront en mesure de contenir, et créera une situation finalement assez nouvelle dans l’Histoire où le conflit ne concernera plus seulement une foule dirigée contre l’ordre, mais une multitude de foules toutes dirigées contre lui en plus d’être en grave confrontation entre elles.
Ces prévisions pessimistes ne sortent pas d’une boule de cristal. Gustave Le Bon n’était pas un magicien mais un penseur et c’est à la lumière de l’expérience humaine et historique qu’il a tiré les leçons et délivré aux lecteurs les moyens politiques et intellectuels de comprendre, éventuellement d’anticiper, les événements en question. Lorsque le désordre sera partout installé, personne ne pourra prétendre qu’il ne savait pas, personne ne pourra dire qu’il ne comprend pas car tout ce qui se passe actuellement répond à des schémas historiques déjà plusieurs fois éprouvés par l’expérience. Que les dirigeants les ignorent ne signifient pas que ces schémas mécaniques s’annulent ou qu’ils ont disparu ; c’est au contraire parce qu’ils ont décidé de les ignorer qu’ils ont laissé se mettre en place les conditions du grand effondrement « prédit » par Gustave Le Bon. Pour le moment, ce qui nous préserve de ce grand effondrement réside dans les moyens que les pouvoirs publics ont mis en place pour s’assurer la tranquillité : d’une part ils laissent abrutir les peuples par la multiplication des moyens de la jouissance immédiate (nourriture à volonté, bouquets de chaînes télévisées, lieux de détente divers, accès facilité à toutes sortes de divertissement) et, lorsque les souffrances notamment sociales deviennent trop importantes pour être contenues par « le pain et les jeux de cirque » (Panem et circenses), ce sont les cordons de gendarmes et de CRS qui sont utilisés par le pouvoir pour intimider les peuples et les dissuader de convertir leurs souffrances en révolte. L’ordre actuel, structurellement défaillant et d’ores et déjà condamné à tomber, ne tient plus que par la force des habitudes, par l’illusion de sa force plutôt que par sa force réelle, et par l’intimidation exercée sur la population par les moyens de répression mis en avant pour servir d’avertissements.
Pendant que l’élite, depuis sa citadelle parisienne, s’imagine avoir ainsi pérennisé son ordre, partout ailleurs et dans la citadelle même, la colère gronde et déjà les conditions sont réunies pour que la foule finisse par reprendre son rôle de grand accélérateur de l’Histoire.
165 pages.
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