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Piqûre de rappel : non, la France n’est toujours pas un enfer « ultralibéral »

Certaines légendes urbaines ont la vie dure. Dans le champ de l’économie et de la politique, celle qui décrit la France comme un enfer ultralibéral dont tous les gouvernements récents sans exception, pour peu qu’ils soient issus de la droite, du centre et parfois même de la gauche social-démocrate, ont renforcé les caractéristiques d’austérité, de casse du service public, d’enrichissement des riches et d’appauvrissement des pauvres, tient incontestablement la corde.

Dans ce discours tenu aussi bien à l’extrême-gauche qu’à l’extrême-droite depuis fort longtemps, Emmanuel Macron est devenu l’archétype du démolisseur de notre système social. Il est vrai qu’il a parfois tenu des propos qui pouvaient facilement prêter à confusion. On se rappellera par exemple l’épisode du « pognon de dingue » ou sa promesse de campagne de réduire les effectifs de la fonction publique de 120 000 postes en 5 ans. Sans compter qu’il a effectivement baissé les aides personnalisées au logement (APL) de 5 € par mois, qu’il a mis fin aux recrutements de la SNCF au statut de cheminot et qu’il a limité l’ISF à la fortune immobilière.

Mais son prédécesseur François Hollande, quoique socialiste bon teint, a dû essuyer lui aussi le même genre de critiques quand il a tenté de réformer le code du travail. Quant à notre nouveau Premier ministre Michel Barnier, il a certes pris grand soin d’utiliser tous les bons éléments de langage sur la « justice fiscale » pour ne froisser personne, mais il n’en fut pas moins qualifié d’ultra-libéral inféodé à la rigueur budgétaire de Bruxelles dès son arrivée à Matignon il y a deux mois.

Inutile de dire que malgré les apparences, les deux premiers mois du gouvernement Barnier n’ont ni réussi ni même sérieusement tenté de modifier quoi que ce soit de véritablement significatif dans la cavalcade dépensière et réglementaire effrénée de notre modèle social. Laissons au troisième le temps de faire ses preuves, mais disons pour l’instant que son Projet de loi de finances pour 2025, composé très majoritairement de hausses d’impôts et accessoirement de baisses de dépenses publiques, s’inscrit très harmonieusement dans le « toujours plus d’impôts, toujours plus de moyens, quoi qu’il en coûte » qui fait le charme de l’exception française depuis 1974.

Car finalement, comment se caractérise le prétendu ultralibéralisme made in France ? Par le fait, unique au monde, que le pays est le champion du monde des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales), ainsi que le montrent sans ambages les graphiques de l’OCDE :

Dépenses publiques, OCDE, 2021

Prélèvements obligatoires, OCDE, 2022

Malgré leur importance, les prélèvements obligatoires sont loin de couvrir les dépenses, ce qui génère un déficit public qui devrait atteindre 6,2 % du PIB en 2024, lequel déficit génère à son tour une dette publique prévue à 113 % du PIB pour la fin de l’année et 115 % pour 2025, selon les données du PLF 2025. Là encore, la France frôle les sommets, aussi bien au sein des pays de l’OCDE que dans l’Union européenne (chiffres de 2023) :

Déficit public, UE, 2023

Dette publique, UE, 2023

Mais vous aurez beau dire et répéter cent fois tout cela, vous aurez beau montrer, chiffres incontestables et rapports de la Cour des comptes à l’appui, que malgré la hausse constante des dépenses, l’hôpital, l’agriculture, les retraites et l’Éducation nationale sont en crise profonde et perpétuelle depuis des années, vous pouvez vous attendre à ce qu’on vous rétorque de façon quasi-obsessionnelle que ce qui ne va pas dans ce pays, c’est son ultra-libéralisme débridé, autrement dit son esprit mercantile qui ne connaît que le profit pour les patrons et l’oppression pour les autres.

Aussi, aux éléments précédents que mes lecteurs connaissent déjà sur le bout des doigts, j’aimerais ajouter un nouvel argument, peu développé ici jusqu’à présent, mais qui me semble particulièrement puissant.

En septembre 2023, l’INSEE a publié une intéressante étude sur la répartition des revenus en France et sur les effets de la redistribution. On sait que cette dernière forme le cœur de notre système social très fortement collectivisé et étatisé, conformément aux convictions marxistes de ses fondateurs Ambroise Croizat ou Maurice Thorez, références de la gauche, qui agissaient à l’époque (1945) avec la bénédiction du général de Gaulle, référence de la droite. D’où une belle unanimité nationale sur le sujet.

En plus des transferts monétaires correspondant aux prestations sociales et aux pensions de retraite habituellement retenus dans de telles analyses, les auteurs de l’étude en question ont intégré une redistribution élargie prenant en compte la valorisation des services publics – les services individuels tels que santé et éducation, et les services collectifs tels que défense ou recherche.

La population est partagée selon cinq catégories de niveau de vie, comme indiquée ci-contre, et l’on se concentre sur les deux catégories situées aux extrémités hautes et basses de la répartition, intitulées « pauvres » et « aisés ».

La conclusion est frappante.

L’écart de revenu entre les 13 % les plus pauvres et les 10 % les plus aisés est de 1 à 18 avant transferts élargis et il se rétracte à un rapport de 1 à 3 après transferts élargis, ainsi que le montre très clairement le schéma ci-dessous, extrait de l’étude :

Dans ces conditions, difficile de prétendre encore longtemps que la France est pourrie par son ultralibéralisme sans passer pour un individu de très mauvaise foi. La réalité, c’est que la France est bien ce paradis d’égalitarisme et de nivellement par le bas que l’on voit s’exprimer de façon particulièrement criante et unanimement applaudie dans le taux de réussite au Bac qui a atteint 91,4 % en 2024, soit presque 80 % de la génération concernée.

Sauf que tout n’est pas rose au paradis, loin s’en faut.

Tout comme l’obtention du diplôme du Bac n’est pas, n’est plus, la garantie glorieuse et systématique de faire de bonnes études supérieures et d’accéder ensuite sans difficultés à l’emploi, la vaste redistribution des revenus n’est pas la garantie solidaire et systématique que les Français vivent dans une douce prospérité permettant aux personnes les moins favorisées d’accéder progressivement et joyeusement à la classe moyenne.

Tout à l’inverse, en cet automne 2024 qui vient couronner près de 80 ans de redistribution sociale et solidaire et 50 ans de déficits béants et volontaires, le chômage des jeunes augmente (encore) dangereusement, les plans sociaux s’amoncellent (encore), les hôpitaux naviguent (encore) entre grèves et débrayages sporadiques, les agriculteurs sont (encore) dans la rue, la fonction publique s’y met aussi et les personnels de la SNCF comptent bien nous faire bénéficier cette année (encore) de leur façon toute personnelle d’envisager la liberté de déplacement à l’abord des fêtes de fin d’année. Quant aux retraites, il va falloir y revenir (encore).

Oh, bien sûr, les raisons invoquées par les uns et par les autres pour appuyer leur « juste colère » relèvent toutes de cette erreur d’appréciation du réel économique et social dont je parle dans cet article. Ce serait la faute au libéralisme – et ses composantes concurrence, libre-échange, privatisation, financiarisation, etc. Libéralisme qui, on l’a vu, n’existe pas en France, ou si peu.

Mais malaise il y a bel et bien.

Car la redistribution ne produit rien. Elle soulage temporairement, elle apporte une aide ponctuellement nécessaire, mais elle ne sort personne de la pauvreté. Il faut la renouveler chaque mois, chaque année, en prélevant encore et encore sur les revenus (et les patrimoines) des catégories de la population les plus inventives, les plus productives. Au bout d’un moment, les capitaux nécessaires à l’inventivité et à la production commencent à faire défaut. La pression fiscale devient intenable et l’État doit s’endetter pour maintenir l’illusion que tout va bien, tandis que l’inventivité et la production s’amenuisent, entraînant avec elles l’anémie de la croissance et de l’emploi. Et ainsi de suite.

Précisément le point d’étranglement où se trouve la France aujourd’hui. Et peut-être le bon moment de se dire que notre système économique et social souffre de défaillances structurelles bien plus que conjoncturelles. Plutôt que de faire et refaire toujours la même chose, à savoir dépenser plus, s’endetter plus, taxer plus et recommencer, pour des résultats invariablement décevants, pourquoi ne pas commencer à parler sans nous fâcher de ce que le libéralisme pourrait faire pour notre prospérité et notre liberté ?

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