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Un temps retrouvé

Marie-Blanche de Polignac est injustement oubliée. La fille de Jeanne Lanvin a pourtant été une grande musicienne et une figure majeure de la vie artistique et mondaine du XXe siècle. Dans une biographie magistrale, David Gaillardon restitue à sa juste place cette icône du Tout-Paris dans ses derniers feux.


Pas facile d’être la fille unique de Jeanne Lanvin. Dans les pages de cette biographie consacrée à Marguerite Lanvin, future Marie-Blanche de Polignac, la génitrice ne cède pas de sitôt la place : la fondatrice de la légendaire maison de couture reste incontournable. Et elle gardera sa vie durant un rapport exclusif avec sa « Ririte » adorée. Après de longs atermoiements, celle-ci épouse un médecin, René Jacquemaire, le petit-fils du « Tigre » : « Au fil des années, la fille de Jeanne Lanvin devient une intime du clan Clémenceau », écrit David Gaillardon. 

Salons parisiens

Les Jacquemaire fréquentent chez des gens lancés : parmi eux, Jean de Polignac, neveu de la princesse Edmond de Polignac, née Winnaretta Singer. « La société mondaine et aristocratique si bien décrite » par Proust « à son apogée, avant-guerre », a muté : selon Morand, le salon de la bru du « Père La Victoire » passe pour « la fumerie la plus élégante de Paris ». De bonne heure opiomane et s’arsouillant au champagne, Ririte se produit dans les salons les plus courus. La musicienne Germaine Tailleferre la rapproche du « groupe des Six » (Milhaud, Auric, Honegger, Poulenc, Louis Durey…) Voyant Mme Jacquemaire harcelée par Rubinstein, Jean s’entremet ; de galant à amant, le pas est franchi : en 1922, Ririte divorce de René. La richissime mécène « tante Winnie » anime alors, avenue Georges Mandel, « le salon musical le plus en vue de Paris ». Il faut son aval pour épouser Jean. Marguerite « a pour elle sa beauté, son charme et bien sûr ses dons musicaux » : en 1924, Marguerite change son prénom en Marie-Blanche, et devient comtesse Jean de Polignac.

Vis-à-vis de son gendre, « Jeanne Lanvin restera toujours une belle-mère discrète et effacée ». Elle nantit néanmoins le petit ménage d’une villa près d’Antibes, La Bastide du Roi. Voyage de noce « aux Indes » ; au retour, vie trépidante : Marie-Blanche est l’ornement des « vendredis » de la princesse Edmond. « Au fil des années, dans un cercle d’élus, être invité par les Polignac [au château de] Kerbastic, dans le Morbihan, revêtira le même enjeu que d’être convié à Marly par Louis XIV ». L’orbite des Polignac s’est élargie à la galaxie d’Edouard Bourdet, dramaturge à succès – et futur patron du « Français »… Dans cet entre-deux guerres, l’Olympe parisien festoie : très exclusifs sont « les bals à thème que donnent l’aristocratie et la grande bourgeoisie dans leurs hôtels particuliers et dont la vogue est alors à son comble ». Sur fond de rivalités mondaines, Etienne de Beaumont en est le manitou, Marie-Laure de Noailles la poétesse vipérine, Cocteau la coqueluche, Charles de Beistegui le continuateur inspiré…

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« Muse au goût très sûr », Marie-Blanche est l’épicentre d’une cour. Y entrer, « pour un artiste, c’est accéder au cœur même de la création artistique et de ceux qui la soutiennent. Une pluie d’or s’abat ensuite sur les adorateurs de l’insaisissable sylphide… ». L’hôtel du 16, rue Barbet-de-Jouy sera « l’écrin légendaire dans lequel elle va désormais recevoir… ».  Rencontre capitale : Nadia Boulanger, « Herr Professor ». L’Ensemble Boulanger sera la nouvelle religion de Marie-Blanche : soliste hors pair, elle enchaîne les représentations. À Paris, Londres, New York, Boston : concerts, récitals, matinées…

La guerre porte un coup fatal à ces transhumances : sur tous les fronts, Marie-Blanche alterne les déplacements entre Kerbastic et Paris, se produit avec Nadia Boulanger au Théâtre aux armées. Le château est réquisitionné ; à distance de l’Occupant, la comtesse soupe en cuisine ; le châtelain abrite un réseau de résistance. Dès 1940, Nadia s’est exilée aux States.

Veuve en 1943

Gaillardon dépeint avec brio les sinuosités de l’Occupation, plus douce à certains qu’à d’autres ; le deuil de Marie-Blanche, veuve de Jean en 1943 ; la mort de Winnaretta à Londres, âgée de 75 ans ; les tentatives de la comtesse pour sauver ses vieux amis : le chanteur lyrique Doda Conrad, ou le compositeur Fernand Ochsé – qui ne reviendra pas d’Auschwitz… Dans cette époque poisseuse, un « camaïeu de gris (…) dépeint l’attitude des musiciens français… ».

Après-guerre, le monde a changé – le « grand monde » y compris. Marie-Blanche « sait descendre de son lointain Olympe pour entrer dans l’arène », quitte à défendre certains politiciens pas blanc-bleu. Si la vie reprend ses droits, la société mondaine reste divisée entre Résistants et collabos : le beau-frère Polignac, Melchior, patron de Pommery, sera ostracisé, tandis que Louise de Vilmorin « brille de tous ses feux et conquiert » l’ambassadeur Duff Cooper. Marie-Blanche, elle, s’éprend de l’architecte Guillaume Gillet, 33 ans, de 15 ans son cadet. Un an plus tard meurt Jeanne Lanvin : la comtesse de Polignac devient patronne de la maison. Atteinte d’une tumeur au cerveau, en 1951, Marie-Blanche choisit d’en confier la direction au jeune Antonio Castillo. « Certes, écrit Gaillardon, elle reste toujours l’une des femmes les plus élégantes de Paris » ; on se presse aux « dimanches musicaux » de la rue Barbet, « catalyseur des plus grands artistes de son époque ». Le bal s’achève en 1957. Une voilette retenue par deux diamants cache le calvaire de Marie-Blanche – trépanation, méningite, coma… Elle « s’éteint paisiblement, à l’âge de 61 ans ».

À cette égérie, la biographie érudite de David Gaillardon ne se contente pas de rendre hommage : l’arrière-plan de cette sociabilité mondaine, vecteur de haute culture, promoteur du génie artistique, nous y est restitué dans un luxe de détails éblouissant : la recherche d’un temps perdu.    


À lire : Marie-Blanche de Polignac. La dernière égérie, David Gaillardon, Tallandier, 2024. 496 pages

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