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Surréalisme : où sont passées les femmes ?

Le titre égare un peu, si on ne s’en tient qu’à lui. Le livre n'étudie pas tous les couples littéraires qui ont mis ensemble la main à la pâte, comme les surréalistes André Breton et Philippe Soupault avec la rédaction des Champs magnétiques, mais les livres collaboratifs de femmes surréalistes. Ces livres ne forment pas seulement une littérature, dans la mesure où ils impliquent souvent un travail duel, le produit de couples associant des auteurs et des artistes des deux sexes. En effet, si le dénominateur commun des livres examinés est la participation d'une femme au moins, les hommes n’ont pas été en reste, ainsi que le montrent Michel Leiris et André Masson ou les couplages mixtes qui se sont formés : Leonora Carrington/Max Ernst.

Andrea Oberhuber, professeure de littérature à l’Université de Montréal, évoque dans cet ouvrage amplement documenté Lise Deharme, Leonor Fini, Claude Cahun, Valentine Hugo… Pour comprendre ce qu’il en est de leurs associations, il faut passer par plusieurs conditions. D’abord, l’autrice s’intéresse à un genre de livre bien déterminé : le livre issu d’un dispositif texte/image, lequel distingue nettement le livre surréaliste de la tradition du livre illustré, ainsi que du livre d’artiste. Ensuite, elle se penche sur l’écriture à quatre mains et à son aboutissement sous la forme d’un ouvrage spécifique, qualifié par Louis Aragon de « livre unique ». Ce type de livre appelle une autre manière de lire, qui doit prendre en charge une réalité double. D’une certaine manière, le livre surréaliste féminin, conçu et construit à deux, requiert un nouveau type de lectrice et de lecteur, une personne capable de suivre une « lecture-spectature ». Parfois même, ces lecteurs doivent appréhender la matérialité de l’œuvre, son format, son papier, sa reliure, et le type d’image, ils sont alors liés à une « tactilecture ».

Ces néologismes sont appliqués par l’autrice à ces livres-objets d’avant-garde, qui ne cessent de complexifier le rapport texte/image. Elle accompagne d’ailleurs son ouvrage d’une belle et riche iconographie en noir et blanc et en couleur, laquelle est aussi décisive que les abondantes notes de bas-de-page destinées à référer les propos ou à les compléter.  

Livre surréaliste ?

Ce type d’objet-livre a été imaginé très tôt dans le Surréalisme, notamment par Breton, qui en parlait comme de « livres sur les peintres ». Mais ce projet n’a pas abouti. De plus, les livres dont parle l’autrice ne relèvent pas de cette catégorie : ils sont en effet collaboratifs. Les sens de la vue et du toucher y sont mis en abyme. Ils déclassent la lecture habituelle, linéaire et non spatialisée. Ils ne sont pas illustrés, au sens où ils engagent des textes et des images qui ne tombent pas dans la fonction mimétique, ou dans celle, ancillaire, de compléter les mots. Ils manifestent un véritable dialogue texte/image, l’image pouvant précéder le propos, l’interrompre, lui succéder, etc. Les formats ne sont pas régulés. Les types d’images ne sont pas codifiés. Ce qui implique probablement le fait que peu d’éditeurs ont suivi l’aventure de bout en bout, préférant n’accueillir des œuvres qu’à l’occasion.

Il en existe, semble-t-il selon l’autrice, ou plutôt en subsiste une quarantaine, publiés entre 1928 et 1985. Nommons au moins Deharme/Fini dans Le Poids d’un oiseau, ou Penrose/Alice Rahon dans Dons des féminines. À celles-ci s’ajoutent les collaborations féminin/masculin : Leonora Carrington/Max Ernst, ou Belen/André Masson, parmi d'autres.

Faire œuvre à deux

Les ouvrages féminins mentionnés par Andrea Oberhuber ne se conforment à aucun modèle, à aucun dispositif commun, mais ne contournent pas les procédés spécifiques du groupe : les collages, les pastiches, les parodies, auxquels s’ajoutent les pointes-sèches et les photocollages. Parfois on y repère aussi des réécritures féminines d’idées fixes surréalistes : amour fou, désir, érotisme transgressif, insurrection du « je » …

En un mot, les femmes surréalistes fréquentent les réunions du groupe, signent les tracts, participent aux expositions, mais ne paraissent pas vouloir constituer un groupe de femmes à l’intérieur du mouvement officiel – Leonor Fini, Meret Oppenheim et Frida Kahlo s’y refusent même expressément – tel qu’on pourrait l’imaginer de nos jours : l’avant-garde surréaliste au féminin. Elles constituent leur espace et leurs duos à partir de l’amitié. Elles sont guidées par une collaboration qui met à mort l’idéal romantique obsolète du créateur solitaire dans sa tour d’ivoire. L’œuvre peut émaner de plusieurs personnes simultanément. Et après tout, la rencontre répond très sérieusement à celle qui a lieu « sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (Lautréamont). Effet de trouble, de surprise voire d’émerveillement garanti.

Par conséquent aussi, chaque ouvrage réalisé au « singulier pluriel » (d’après l’expression attribuée à Claude Cahun) est original dans sa facture et son déploiement. Ce particularisme explique que l’autrice veuille rendre justice à la nature particulière de chacune et chacun, même sans exhaustivité, en consacrant la place nécessaire à leur exploration. D’autant que les études conduites éclairent non seulement l’ouvrage créé, mais aussi la rencontre entre les protagonistes, leurs amours au besoin, les soucis ou non causés par les carrières… Les recherches n’ont sans doute pas toujours été aisées. En témoigne par exemple la redécouverte de Claude Cahun, qui a d’abord eu lieu dans le contexte de la photographie avant celui de l’édition. Les difficultés existent aussi au niveau des thèmes explorés, notamment celui des rapports entre art et vie, qui ne sont devenus indissociables qu’au fur et à mesure des publications.

Nous et l’autre

Il a aussi fallu réfléchir aux termes nécessaires afin de cerner ces objets, la prégnance du « sujet-auteur » demeurant forte. Comment donc concevoir et rendre compte du travail artistique commun comme un espace hospitalier propice à accueillir l’autre ? Qu’est-ce qu’une auctorialité partagée ? Les lecteurs pourront réfléchir longuement sur « Aveux non avenus » (Claude Cahun et Moore), célébrant le devenir plutôt que l’être ; sur la distinction entre photomontage et photocollage, à partir de Cœur de Pic (Lise Deharme et Claude Cahun) ; ou encore sur la réécriture d’anciennes figures féminines (Ève, Salomé, Dalila, Judith…) dans Le poids d’un oiseau (Lise Deharme/Leonor Fini).

À plusieurs reprises, l’autrice contextualise également ces travaux pour les inclure dans la logique surréaliste, celle de la révolution des valeurs bourgeoises, de la remise en cause des notions de frontière, limite ou raison, qu’elle passe par le fabuleux et l’onirique ou par le jeu, l’extase ou la folie, voire l’inconscient.

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