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Cancer : "Une part significative des malades ne se voient pas offrir les soins dont ils auraient besoin"

Tous les patients souffrant de cancer ont-ils les mêmes chances d’accéder à des soins de qualité, quel que soit leur lieu de résidence, en France, en 2024 ? A cette question, la réponse est à l’évidence négative. C’est en tout cas à cette conclusion que sont parvenus les experts de l’Académie de médecine, qui publiaient ces jours-ci un rapport sur l’offre de soins en cancérologie adulte. Malgré les progrès réalisés ces vingt dernières années, grâce aux différents plans cancer et maintenant à la stratégie décennale, "il existe des difficultés et des inégalités territoriales de prise en charge tout au long du parcours de soins", constatent-ils. Des inégalités qui touchent tout particulièrement, bien entendu, les malades résidant en dehors des plus grandes agglomérations. Pour tous ces patients, les soins de pointe – qu’ils seraient pourtant en droit d’attendre – demeurent d’un accès aléatoire. Membre du groupe de travail de l’Académie, le Pr Eric Lartigau, directeur général du Centre de lutte contre le cancer Oscar-Lambret à Lille explique pourquoi la situation reste inquiétante, et comment y remédier. Entretien.

L’Express : Plus de vingt ans après l’adoption du premier plan cancer, quel bilan faites-vous des réorganisations qui ont modifié la prise en charge des malades en France ?

Pr Eric Lartigau : Beaucoup a été fait, et nous avons énormément progressé. Mais pour l’Académie, un certain nombre de sujets méritent d’être approfondis. Nous constatons qu’il peut parfois être compliqué pour les patients de bien appréhender les différentes étapes de leurs soins, qui n’ont pas forcément lieu dans les mêmes établissements. De vraies inégalités demeurent pour les malades dans les zones plus rurales, moins bien dotées, où l’organisation de la prise en charge, entre les hôpitaux de proximité et les établissements plus spécialisés, n’est pas toujours optimale. Il existe encore trop d’endroits où les parcours ne sont pas suffisamment structurés.

Tous les soins ne peuvent pas être réalisés en proximité, on le sait, et les patients doivent être référés vers des centres plus experts, parfois assez éloignés de leur domicile. Cela doit être expliqué et organisé. Or on se rend compte que ce n’est pas toujours le cas.

Cela signifie-t-il qu’un certain nombre de patients n’accèdent pas à tous les soins nécessaires ?

Exactement. Des inégalités apparaissent parce qu’ils auront été pris en charge initialement dans une structure qui n’offre pas toutes les pratiques. Malheureusement, si la réorientation vers un autre hôpital, pour tel ou tel acte un peu spécialisé, est mal expliquée, ou mal accompagnée en cas de difficultés économiques, ou pour des raisons d’âge, les patients peuvent les refuser.

N’est-ce pas aussi parce que certains hôpitaux peuvent être tentés de "garder" leurs patients, pour des raisons économiques ?

C’est malheureusement le cas, effectivement. Il s’agit d’une limite à la tarification à l’activité : les budgets des hôpitaux sont valorisés en fonction des actes qu’ils réalisent. Cela n’incite pas à adresser ses patients à d’autres établissements. De ce fait, l’organisation des soins n’est pas suffisamment fluide à l’échelle des territoires, en tout cas pas partout. Cela génère des inégalités de prise en charge, pour l’accès à certaines techniques chirurgicales ou de radiothérapie, ou encore aux molécules innovantes, en particulier dans le cadre de la recherche clinique. Encore aujourd’hui, une part significative des patients ne se voient pas offrir les soins dont ils auraient besoin, à cause de ce manque d’organisation à l’échelle des territoires.

Quelles sont les solutions ?

Il revient aux agences régionales de santé (ARS) d’acter que les différentes structures doivent nouer des liens et s’engager à transférer les patients en fonction de leurs besoins. Selon les pathologies et les soins nécessaires, les parcours doivent être identifiés, connus et surtout contractualisés. Les agences délivrent aux établissements des autorisations à la pratique de la cancérologie : dans ce cadre, elles peuvent leur demander de s’engager à référer ou à accueillir des patients qui viennent d’autres centres.

Elles ne le font pas ?

Pas suffisamment. Mais il faut voir que ces évolutions se déroulent en deux étapes. La première, qui est en cours, c’est la définition des établissements autorisés à pratiquer tel ou tel acte. Les critères qui existaient jusqu’ici ont été retravaillés par l’Institut national du cancer, dans le sens d’un renforcement, et les ARS sont maintenant en train de les décliner sur le terrain.

Concrètement, cela signifie que pour la chirurgie des cancers, par exemple le cancer du sein, ou celui de l’ovaire, des volumes minimaux d’actes ont été établis : s’ils sont en dessous, les hôpitaux n’ont plus le droit d’opérer. Une fois cette étape achevée, les ARS devront utiliser les moyens à leur disposition, réglementaires, mais aussi économiques, pour imposer ces contractualisations entre les différents établissements. Dans la plupart des cas, toutes les pratiques de cancérologie, même les plus innovantes, sont accessibles dans un rayon de 200 kilomètres, c’est vraiment cela qu’il faut offrir aux patients.

Aujourd’hui, cette structuration fonctionne bien uniquement au niveau national, pour les cancers les plus rares…

Dans les situations dites de "grand recours", tout à fait. La cancérologie pédiatrique par exemple : plus aucun enfant n’est traité dans un centre de proximité aujourd’hui. Cela a pu exister, cela n’existe plus. Mais on parle là de 2 500 malades par an. Pour les cancers fréquents, ce fonctionnement en réseau n’existe pas, ou peu.

Vous évoquiez les seuils à partir desquels les hôpitaux peuvent être autorisés à opérer certains cancers. Il s’agit là d’une question ancienne, qui avait suscité de fortes résistances. Ces seuils sont-ils considérés aujourd’hui comme suffisamment élevés ?

Ces critères existaient depuis plusieurs années et ils ont été durcis. Par exemple, pour les exérèses de tumeurs du sein – et on parle bien d’exérèses alors que ces seuils ont longtemps inclus des gestes plus simples comme des biopsies – nous sommes progressivement passés de 25 à 70 opérations minimales par an. Et effectivement, certains experts souhaiteraient que l’on arrive à 150 par an au minimum. Toujours pour cette même raison : on ne fait bien que ce que l’on fait souvent. Il existe une corrélation directe entre le nombre d’actes réalisés par un établissement, et par un chirurgien, et les résultats pour les patients, y compris en termes de survie.

Maintenant que ce débat a été ouvert, il ne va plus s’arrêter, et les seuils continueront d’augmenter, même si cela prend encore un peu de temps. Cela étant, il y a une réalité politique et une réalité de territoire qu’il faut aussi prendre en compte. Les établissements doivent avoir le temps de se restructurer, de redéfinir leurs objectifs, leur positionnement, etc. Dans un deuxième temps, les contrats de transferts entre établissements, dans un sens comme dans l’autre (de la proximité vers le recours et inversement), pourront réellement devenir opposables.

Mais pour un certain nombre d’établissements de taille moyenne, cela pose des enjeux forts : si vous n’avez plus de chirurgie du sein, vous avez moins de chirurgiens spécialisés en gynéco-obstétrique, donc la maternité peut aussi se trouver potentiellement en difficulté. Le risque d’un effet boule de neige n’est pas négligeable, et c’est tout le travail des ARS de réaliser ces arbitrages délicats. Et ensuite, il faudra s’assurer que les conditions économiques des transferts soient bien au rendez-vous.

Comment faire ?

Aujourd’hui, si je transfère un patient après avoir engagé des frais, de diagnostic par exemple, pour qu’il soit opéré ailleurs, je perds la rémunération liée à l’opération et ne perçois rien en retour. Les ARS devraient pouvoir organiser des compensations financières entre établissements, ou mieux, que les pouvoirs publics instaurent un financement au parcours, dans lequel plusieurs acteurs pourront intervenir et être rémunérés à la hauteur de leurs interventions. C’est le rôle de l’Académie de médecine d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur ces enjeux car tant que cette question financière ne sera pas résolue, on verra des résistances à ces évolutions.

Sur quels autres sujets alertez-vous ?

Sur la tarification de certains actes de cancérologie, c’est-à-dire la rémunération versée par l’Assurance-maladie aux établissements pour ces actes, et en particulier la chirurgie. Ils sont aujourd’hui sous-valorisés, et nous perdons de l’argent sur toutes les chirurgies que nous pratiquons, ce qui est un vrai problème.

Nous nous inquiétons aussi des fermetures de lits par manque de personnel, notamment dans les services d’hématologie des plus grandes agglomérations. Les leucémies, les lymphomes sont des urgences thérapeutiques, et si les patients ne peuvent pas être accueillis au bon moment faute de lits disponibles, il y a pour eux de vraies pertes de chance. Il s’agit, pour l’Académie, d’un véritable sujet de préoccupation.

Vous pointez aussi le manque d’efficacité des politiques de dépistage et de prévention : pour quelles raisons ?

Prenez le dépistage organisé contre le cancer du sein. Nous n’arrivons pas à toucher plus de 40 à 50 % de la population concernée, malgré tous les efforts déployés par une multitude d’acteurs. Or quand vous faites des campagnes de dépistage, l’objectif est d’améliorer la survie de la population dépistée, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui pour le cancer du sein. Toutes les études montrent en effet que pour atteindre cet objectif, il faudrait dépister 80 % de la population cible. Comme nous en sommes loin, notre politique n’est pas efficace et nous donnons des arguments à ceux qui critiquent ce dépistage. Nous devons absolument changer de braquet. C’est la même chose pour les campagnes de vaccination contre le virus HPV [NDLR : papillomavirus] responsable de différents cancers et notamment celui du col de l’utérus. Les taux de vaccination des adolescents ne décollent pas, et on voit bien qu’il faudra plus que quelques campagnes à la radio, néanmoins indispensables, pour atteindre les objectifs qui ont été fixés.

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