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Prêtre soldat

Pierre Bockel (1914-1995), prêtre catholique, fut résistant. Il est célèbre pour avoir été l’aumônier de la « très chrétienne » Brigade Alsace-Lorraine, créée le 17 septembre 1944, commandée par André Malraux, le « colonel » Berger, qui préfaça L’enfant du rire, mémoires réédités en octobre 2024 dans la collection Les Cahiers Rouges (Grasset).


Dans L’enfant du rire, Pierre Bockel relate le chemin spirituel qui le mena à la prêtrise puis ses années sombres de clandestinité et de résistance où il participa, en décembre 1944, à la défense de Strasbourg pendant la contre-offensive allemande. Il évoque également son dialogue complexe mais lumineux avec l’agnostique Malraux. Dans sa longue préface, l’écrivain, antifasciste de la première heure, prix Goncourt 1933 pour La Condition humaine, écrit : « Presque toutes les civilisations qui ont précédé la nôtre ont connu leurs valeurs, et même l’image exemplaire de l’homme qu’elles avaient élue. La civilisation des machines est la première à chercher les siennes. » Il ajoute, avec une image dont il a le secret, et qui clôt sa préface : « J’entends de nouveau le murmure que j’entendais naguère : à quoi bon aller sur la lune, si c’est pour s’y suicider ? » La question se pose en effet, et de manière angoissante. Elle nous invite à vouloir la résurrection de la foi, c’est-à-dire de l’engagement, son sens étymologique. À l’heure de l’individualisme exacerbé, du brouillage généralisé, du triomphe de la haine et de l’aveuglement, la réédition des mémoires, très documentés, du résistant Bockel doit être considérée comme une divine surprise.

Dès le début, le rythme du récit ne nous laisse pas indifférent. Le jeune Bockel, à peine plus de quinze ans, né en Alsace, le front haut et le cheveu jais, mal dans sa peau, l’esprit sombre et le muscle tendu, est assis dans le compartiment du train qui serpente dans la vallée de Saint-Amarin, son village natal. En face de lui, un abbé en soutane qui dit que la vie est belle. L’adolescent frondeur répond non avec force. L’abbé lui flanque alors une gifle. « Mais avec un tel sourire », écrit Bockel. L’homme de Dieu se nomme Flory. Plus jamais le jeune Alsacien ne pensera que la vie ne vaut rien. Il est comme touché par la grâce. Ou, plus exactement, l’abbé vient de lui révéler que la grâce est en lui. L’aventure spirituelle commence. Il nous la livre dans L’Enfant du Rire. Il affirme que nous ne devons pas nous résigner, encore moins nous soumettre. L’engagement est la règle d’or. Malraux, quant à lui, affirme qu’il faut « se résoudre dans l’action ». Ils se battront côte à côte pour libérer Strasbourg. Israël honorera Pierre Bockel du titre de « juste parmi les nations » en 1988, récompensant le dépassement de soi, valeur suprême.

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Pierre Bockel ne cesse de côtoyer la mort des autres. Il tente de rassurer l’agonisant devant son mystère. Il réconforte aussi ceux qui viennent de perdre un être cher. Ainsi, à la demande de Malraux, il célèbre une messe pour les deux fils de l’écrivain tués dans un accident de la route, resté suspect. Après l’enterrement, Bockel note : « Tragiquement Malraux retrouvait son thème familier : la mort. Elle fut l’objet de notre entretien tout au long de cette journée printanière que, loin de nos cœurs, illuminait un soleil éclatant. » La réponse au mystère de la mort ne peut être que religieuse ; sinon, il n’y a pas de réponse. Et notre civilisation, essentiellement tournée vers la Technique, est menacée de disparition.

La page 88 révèle le sens du titre de l’ouvrage. Il se comprend à la lumière du résumé de la vie de Sara, l’épouse d’Abraham. Sara, stérile, finit, malgré l’âge, par donner un fils à son mari. Comment ? Réponse de Sara : « Dieu m’a donné de quoi rire, tous ceux qui l’apprendront me souriront. » L’enfant fut prénommé Isaac : Dieu rit. En toutes circonstances, il faut refuser de s’abandonner au désespoir. De même que face à la société marchande, le rire est une réponse qui désarme. Bockel, jusqu’à la fin de sa vie, fut donc l’enfant du rire. Sans cesse, il rechercha l’enfance tapie en lui. Il écrit, comme une leçon à transmettre : « L’enfance retrouvée par-delà les dégâts de la vie m’est toujours apparue à la fois comme le signe et la condition de l’intelligence spirituelle et de la sainteté, et finalement n’en déplaise à certains psychanalystes, comme la plus haute manifestation de l’âge adulte. » C’est peut-être pour cela que Pierre Bockel ne fut pas affolé par Mai 68. De cette explosion spectaculaire devait surgir l’espoir d’une société moins matérialiste. Une sorte d’appel d’air. Bockel écrit : « Mai 68 fut un signal d’alarme, c’est-à-dire l’affirmation percutante par la génération de demain que non seulement cette société est polluée jusqu’à devenir inviable, mais encore qu’elle menace l’homme et la civilisation tout entière. » Mais les « idoles d’argent », certes bousculées, retrouvèrent rapidement leur équilibre.

Dans sa préface, Malraux souligne que « toute noblesse humaine est langage de Dieu. » C’est cette phrase qu’il convient de retenir en conclusion. Cette noblesse n’a pas disparu ; il suffit d’être un peu attentif à l’autre.

Pierre Bockel, L’Enfant du Rire, Les Cahier Rouges, Grasset. 168 pages

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