Flécher l’épargne des Français pour relancer l'économie : la tentation du gouvernement
La ritournelle est connue. Dans son discours de politique générale, début octobre, le Premier ministre Michel Barnier a évoqué la création d’un nouveau livret afin d’encourager "une meilleure mobilisation de l’épargne des Français" en direction de l’industrie du pays. Une nouveauté qui n’en est pas une : en 1983, déjà, la naissance du Codevi - devenu le livret de développement durable et solidaire (LDDS) - visait à assurer le financement et la modernisation des usines tricolores !
Depuis des siècles, l’Etat cherche à faire coïncider le bas de laine des citoyens avec les besoins collectifs. "Flécher l’épargne pour financer l’économie réelle est une vieille idée : en 1894 la loi Siegfried a orienté la collecte du livret A vers le logement social, en 1918 et 1944 on a soutenu l’effort de guerre avec de grands emprunts nationaux, puis on a créé le fonds en euros de l’assurance-vie dans les années 1980 pour combler le déficit public", rappelle Cyril Blesson, des Cahiers de l’épargne de Pair Conseil. Ces dernières années, les initiatives se multiplient… avec plus ou moins de succès. A l’image du plan d’épargne avenir climat, une enveloppe de long terme affectée aux investissements verts et créée par la loi Industrie verte d’octobre 2023 à destination des jeunes. Faute de réseaux de distribution intéressés pour commercialiser ce produit de niche, il reste pour le moment dans les tiroirs. Autre échec : le financement du secteur de la défense par le livret A, encore lui. Introduite dans le projet de loi de finances 2024, l’initiative a été retoquée par le Conseil constitutionnel pour des raisons de forme.
Un taux d'épargne de 17,6%
L’armement, le logement, les PME, l’innovation ou encore la transition énergétique… Les besoins de financement sont nombreux, et le magot que constitue l’épargne des particuliers tentant, alors que les finances publiques plongent dans le rouge. Car les Français sont des fourmis. Le taux d’épargne s’élevait à 17,6 % du revenu disponible au deuxième trimestre 2024. Net des dettes, le patrimoine des ménages représentait 14 616 milliards d’euros fin 2022 selon l’Insee. Une manne ! "Il est compréhensible que cet argent serve à financer ce qui est important pour la nation", convient Benoit Courmont, directeur général adjoint chargé de l’épargne retraite et patrimoniale chez AG2R la Mondiale.
Avec un écueil, de taille : faire coïncider les intérêts des uns avec ceux des autres. "L’épargne des Français ne peut être vue comme un simple agrégat économique, souligne Philippe Setbon, président de l’Association française de la gestion financière (AFG). Les ménages épargnent en fonction de leur profil : jeunes actifs, salariés, professions libérales ou encore retraités, ils ont tous des objectifs différents. Il s’agit de proposer des solutions d’épargne financière répondant à leurs attentes." Dans l’ensemble, les Français privilégient largement la pierre, l’immobilier représentant 62 % de leur patrimoine brut. Quant à l’épargne financière, elle est accaparée à près de 60 % par des produits sans risque tels que les comptes courants, les livrets ou les fonds en euros. "En fin de compte, l’épargne financière de long terme réelle, c’est-à-dire investie directement dans les entreprises, ne pèse que 2,5 % du PIB", déplore Philippe Setbon.
L'amour des produits sûrs et liquides
La collecte fantastique du livret A - 13,4 milliards d’euros sur les neuf premiers mois de l’année - et les encours colossaux des fonds en euros - 1 317 milliards à fin 2023 - symbolisent bien cet amour des produits sûrs et liquides. "Pour une grande partie des Français, l’épargne cumulée ne dépasse pas le plafond du livret A, ils ne veulent donc prendre aucun risque de la perdre", rappelle Philippe Dupuy, professeur à Grenoble Ecole de management et président du conseil scientifique du Cercle des épargnants. Mais, pour beaucoup d’observateurs, cette explication est un peu courte. Sont notamment pointés du doigt les avantages fiscaux conséquents dont bénéficient certains investissements, comme la propriété de la résidence principale et l’assurance-vie.
En outre, "le régime de retraite par répartition fait que les Français n’ont pas à se préoccuper autant de leur épargne que les Anglo-Saxons", estime Laurent Chaudeurge, porte-parole de la gestion chez BDL Capital Management. Il en découle un manque de connaissances financières qui conduit à une allocation très défensive. L’éducation à ces sujets est un véritable serpent de mer, qui n’a pas vraiment progressé en vingt ans. Des organismes comme la Banque de France mènent des actions dans ce domaine, notamment auprès des collégiens, mais les moyens restent limités.
Revers de la médaille, le patrimoine des Français, si important soit-il, leur rapporte peu. "Ces dernières années, une majorité d’entre eux n’en ont pas tiré des performances décentes", relève Guillaume Prache, président de la Faider, une organisation représentative des épargnants français. Selon ses calculs, l’épargne populaire - regroupant les dépôts bancaires, le livret A et les fonds en euros - aurait cumulé 240 milliards d’euros de pertes nettes depuis 2021. Motif ? Les gains perçus sur ces supports n’ont pas permis de faire face à l’inflation durant cette période.
Une épargne productive par nature
Pour autant, ces capitaux ne sont pas complètement vains. "L’épargne est par nature productive, quel que soit le support sur lequel elle est placée, et c’est bien pour cela qu’elle est rémunérée", insiste Corinne Calendini, directrice générale d’AXA épargne retraite et prévoyance individuelles. Ainsi, 60 % des sommes placées dans les livrets A sont centralisées à la Caisse des dépôts afin d’octroyer des prêts de long terme pour financer des projets d’intérêt général, dont du logement social. "Près de 197 milliards d’euros ne sont pas affectés à ces prêts. Avant de penser à créer un nouveau livret, on pourrait déjà s’interroger sur leur usage", glisse Cyril Blesson. Même constat avec l’assurance-vie : au-delà de la dette publique, l’enveloppe finance l’économie, plaide France Assureurs. Ainsi, 63 % de ses encours sont placés en titres d’entreprises : 23 % en actions, 35 % en obligations et 5 % en immobilier professionnel, indique l’association, qui intègre dans ces chiffres les fonds en euros et les sommes investies en unités de compte.
Suffisant pour soutenir l’activité du pays ? Non, et c’est tout le problème, souligné par le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne. Ce dernier évoque un mur d’investissement, avec des besoins compris entre 750 et 800 milliards d’euros par an pour relancer la croissance de l’UE, réindustrialiser la zone et restaurer notre souveraineté économique. "L’Europe tire l’innovation, mais elle se heurte à un problème de passage à l’échelle, constate Johnny el Hachem, directeur général d’Edmond de Rothschild Private Equity. En l’absence d’un nombre suffisant de fonds de pension à l’échelle européenne, dotés d’une stratégie d’investissement à long terme, nous manquons de soutien en direction des marchés privés." En l’occurrence, les entreprises non cotées. Celles qui forment l’essentiel du tissu économique et qui doivent notamment adapter leur modèle d’affaires à la transition énergétique.
L'impôt, un outil puissant
D’un côté, des entreprises avec des besoins de financement importants. De l’autre, une épargne pléthorique. Pour faire se rencontrer ces deux mondes, l’Etat dispose d’un outil puissant : l’impôt. En faisant et défaisant les règles fiscales d’un support, il peut le rendre plus ou moins attractif, et orienter ainsi les flux d’épargne. Mais ces mécanismes peuvent avoir des effets de bord. "En pratique, ça ne fonctionne pas, considère Matthias Baccino, directeur Europe de la fintech Trade Republic et auteur de Prenez votre argent en main (Michel Lafon). D’après mes calculs, les deux tiers des avantages fiscaux accordés en Europe sont captés en frais par les professionnels du secteur." Une critique déjà émise dans le passé par la Cour des comptes. Dans un rapport sur la dépense fiscale ISF-PME - un ancien dispositif permettant de réduire son impôt en investissant au capital d’une petite ou moyenne entreprise -, les sages de la rue Cambon avaient constaté que l’avantage fiscal était en grande partie absorbé… par les sociétés de gestion.
Il y a quelques semaines, le plan d’épargne retraite (PER) s’est retrouvé lui aussi dans le collimateur de la Cour, du fait d’avantages fiscaux jugés disproportionnés. Pourtant, la loi Industrie verte lui a donné un rôle clé dans le fléchage de l’épargne, en imposant dès cet automne qu’une fraction des sommes investies le soient dans des entreprises non cotées – le private equity -, via la gestion pilotée proposée par défaut dans ces plans. Mais la part est modeste - entre 3 et 8 % -, tout comme les montants versés sur ces derniers. Cette même loi autorise aussi une part de non coté dans l’assurance-vie, avec un potentiel bien plus conséquent du fait de l’engouement des Français pour cette enveloppe. "C’est le véhicule parfait, estime Corinne Calendini. Nous avons là une opportunité formidable de démocratiser l’investissement en private equity. Quand l’épargne est fléchée vers l’économie réelle, elle finance des entreprises créatrices d’emplois, tout en apportant un potentiel de rémunération avantageux à son détenteur. C’est un cercle vertueux !" Guillaume Prache est moins enthousiaste : "On force les épargnants les plus modestes et les moins informés à investir dans ce type d’actifs : c’est un bien dangereux paternalisme." Plus largement, Yves Choueifaty, le fondateur de la société de gestion Tobam, estime que la multiplication des règles et des dispositifs en matière d’épargne crée une "jungle infernale que plus personne ne maîtrise", invitant plutôt les autorités publiques "à faire confiance aux acteurs privés et à lever les barrages formés par une régulation trop complexe."
Un niveau d'expertise variable
En définitive, est-ce à l’Etat ou aux établissements financiers de montrer la voie ? L’organisation du système français plaide pour la seconde option, tant la distribution de l’épargne y est largement intermédiée. La grande majorité des particuliers accèdent à des placements via leur banquier, leur agent d’assurances ou leur conseiller en gestion de patrimoine. "L’épargne des Français leur appartient, il faut laisser les experts leur proposer l’allocation idéale : naturellement, ils les conduiront à investir sur différents supports qui participent à l’économie", estime Antoine Delon, président du courtier en ligne Linxea. Tenus à un devoir de conseil, ces intermédiaires doivent recueillir de nombreuses informations pour établir le niveau de connaissances financières de leur client, son expérience en matière de placements ainsi que sa situation financière et ses objectifs personnels. Cet état des lieux permet ensuite de lui faire une proposition de placement adaptée à ses besoins. "C’est antinomique avec le concept de fléchage de l’épargne, pointe Benoit Courmont, d’AG2R la Mondiale. Et cela peut expliquer que les expériences passées, que ce soit en direction d’un secteur ou d’une catégorie d’actifs, n’ont pas vraiment fonctionné." Pour le dire autrement, les banques et les assureurs portent le risque, à la place de l’épargnant, de faire fructifier son argent sur le long terme. Risque pour lequel ils se font rémunérer. Dans ce contexte, la somme des intérêts privés ne coïncide pas avec l’intérêt général.
D’autant que ce mécanisme comporte aussi ses propres failles. A commencer par un niveau d’expertise très variable selon les interlocuteurs et les réseaux. Et un discours parfois mû par des considérations commerciales plutôt que par le souci de répondre adéquatement aux besoins du client. "Cela fait trente ans que les dirigeants, les banquiers et les assureurs fonctionnent en vase clos, en répétant que la gestion de patrimoine est une matière complexe, afin de préserver l’industrie et justifier ses frais", tacle Matthias Baccino, de Trade Republic. Autre difficulté : la rémunération des conseillers est assurée par les producteurs des solutions financières, ce qui peut introduire des biais dans les recommandations. "Notre absence de culture de l’investissement provient en partie de la façon dont le système de distribution de l’épargne est organisé, assure un professionnel. Les distributeurs n’ont aucun intérêt à recommander des actions, par exemple, car il existe des produits beaucoup plus rémunérateurs pour eux."
Dans un rapport remis à Bercy en avril dernier, Christian Noyer dressait un triste constat : "De manière significative, l’Europe exporte son épargne vers des produits de taux étrangers et importe des capitaux du reste du monde pour financer en fonds propres le développement à long terme de ses entreprises." Pour corriger cette dissymétrie, l’ex-gouverneur de la Banque de France recommande la création d’un plan d’épargne européen de long terme. "Qui ne fonctionnera pas sans une incitation fiscale attractive", alerte Guillaume Prache. Comme un air de déjà-vu…