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De l’Ecosse à la France, l'incroyable succès mondial du whisky

Qui de l’Irlande ou de l’Ecosse mérite le titre de berceau du whisky ? Le pisco est-il né au Pérou ou au Chili ? Et le rhum, à La Barbade ? L’esprit du lieu agite le monde du vin et des spiritueux. Partout en France, les vignerons ne se lassent pas d’explorer la richesse et la diversité de leurs terroirs. La connaissance et la compréhension des origines demeurent le meilleur moyen d’être… original.

Ecosse et Irlande, là où tout a commencé

A qui revient la paternité du whisky ? Ce vrai sujet de discorde entre l’Ecosse et l’Irlande n’est toujours pas réglé, même si les historiens tombent généralement d’accord pour dire que tout a commencé sur l’île verte pour se développer dans l’ancienne Calédonie. Mais si la première trace écrite mentionnant une technique de distillation de l’uicge beatha (eau-de-vie en gaélique irlandais) remonte à 1324, rien n’indique qu’elle servait à la fabrication d’un lointain ancêtre du whisky. En revanche, en 1494, le Chancelier de l’Échiquier du royaume d’Ecosse accorda le droit de distiller 1 225 kilos d’orge à un moine de l’abbaye de Lindores, à Fife, pour produire de l’aqua vitae qui, non vieillie, ne devait guère ressembler à un single malt !

Un siècle plus tard, la production de l’eau-de-vie n’est plus un privilège monastique ; elle passe dans les mains de la confrérie des chirurgiens-barbiers d’Edimbourg. Des évolutions techniques (la double distillation notamment) améliorent la qualité et la demande va croissant. Des fûts ne tardent pas à partir à l’international depuis le port de Campbeltown qui deviendra, à l’aube du XXe siècle, un haut lieu de l’élaboration de single malt avec ses 29 distilleries. L’Irlande n’est pas en reste. En 1608, Sir Thomas Phillips se voit accorder une licence royale pour distiller près de Bushmills, dans le comté d’Antrim. Mais comme en Ecosse, à la suite de l’instauration de taxes, de nombreux alambics opèrent clandestinement. On en compte plus de 2 000 au XVIIe siècle, tandis qu’au pays des Scots, les régisseurs font la chasse aux installations non déclarées, sauf à Islay où elles poussent comme des champignons aux quatre coins de l’île. Il faut attendre 1779 pour assister à la fondation de Bowmore, la première distillerie officielle. Et depuis 1755, le mot whisky est référencé dans le dictionnaire du célèbre écrivain Johnson d’abord écrit uisce, puis usky.

Après moult tâtonnements techniques et une ambiance de Far West avant l’heure, l’Ecosse et l’Irlande rationalisent leurs méthodes. La distillation continue (patent still), brevetée en 1826 par Robert Stein (Kilbagie Distillery), est rapidement adoptée par les autres faiseurs de whisky, quatre ans avant que l’Irlandais Aeneas Coffey ne lance un alambic à colonne (coffey still) plus performant. Une autre révolution arrive au Royaume-Uni, avec l’adoption du Forbes Mackenzie Act, qui autorise l’assemblage de fûts de whiskies d’âges différents provenant d’une même distillerie. Nous sommes alors en 1853 et sept ans après, le Spirit Act permet de mélanger des eaux-de-vie de malt avec celles de grains : l’avènement des blended whiskies, économiquement plus abordables, marque un premier tournant dans l’industrie naissante.

Pendant ce temps, l’Irlande s’est bâti une réputation. Son whiskey (avec un e pour marquer sa différence) se vend bien plus que le scotch au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Las, la guerre d’indépendance irlandaise (1919-1921) provoque un embargo anglais sur les produits de l’île et la Prohibition américaine (1920-1933) prive l’Irish Whiskey de ses principaux marchés. La plupart des fabriques ferment alors leurs portes ; un seul opérateur, Irish Distillers Ltd subsiste en 1966. Alors que l’Ecosse fourbit une nouvelle arme : le single malt.

Solidement ancré dans le paysage actuel, ce coup de génie date du début des années 1960 lorsque Glenfiddich embouteille son propre malt alors que la production écossaise se trouve presque exclusivement dévolue au blended whisky. Si cette catégorie reste majoritaire, les single malts nourrissent toujours l’imaginaire des amateurs d’eaux-de-vie premium, qui ont depuis goûté aux joies des éditions limitées (single cask, small batch…). Une stratégie qui réussit aussi au whiskey, en pleine résurrection avec l’ouverture de nouvelles distilleries et des ventes en augmentation – à l’heure où celles de son concurrent voisin baissent. Mais la fin du match est loin d’être sifflée.

Jack Daniel's domine le marché des Tennessee whiskey

Le goût américain

C’est une histoire de pionniers. Celle des immigrants écossais et irlandais qui fuient leurs terres en raison de famines ou de persécutions religieuses. Les premiers arrivants distillent les fruits locaux, pommes, pêches, prunes, avant de passer à la mélasse et de produire du rhum. A partir de 1620, en Virginie, un certain George Thorpe s’intéresse pour la première fois au maïs, qui deviendra la céréale de prédilection du bourbon — il doit aujourd’hui en compter au moins 51 % dans sa mash bill (la recette), le reste se partageant entre blé, orge, maltée ou non, et seigle. Les pourcentages de chaque ingrédient influent naturellement sur la saveur finale. Le maïs est par essence sucré, le seigle (rye) apporte ses arômes fruités et épicés, et le blé de la suavité. Selon sa recette, le bourbon, élaboré dans le Kentucky, présente ainsi une grande diversité. Ce qui ne manque pas de charme, d’autant qu’on y produit également du Rye Whiskey (51 % de seigle minimum). Une catégorie qui a drôlement le vent en poupe, avec son côté sec et épicé. SirDavis, l’une des dernières références arrivées sur le marché, est cosigné par la chanteuse Beyoncé et Bill Lumsden. Que l’un des meilleurs maîtres distillateurs écossais (Glenmorangie, Glen Moray, Ardbeg) s’y aventure en dit long sur son potentiel…

Pour finir, quelles différences y a-t-il entre le bourbon du Kentucky et le Tennessee Whiskey ? Le premier provient de nombreuses distilleries, des crafts comme des géants, tels Woodford Reserve, Jim Beam, Buffalo Trace. En revanche, le second est archi-dominé par Jack Daniel’s, implanté à Lynchburg. Si les techniques d’élaboration des deux cousins restent identiques, le Tennessee Whiskey utilise le Lincoln county process, un procédé où le distillat se trouve filtré à la sortie de l’alambic sur une épaisse couche de charbon de bois d’érable. Un goût unique, mais un peu clivant. J.-P. S.

Japon : un siècle pour s’affirmer

Les premières bouteilles de whisky arrivent au Japon à la moitié du XIXe siècle et suscitent quelques vocations, puisque des distilleries apparaissent dès 1871. Mais c’est Masataka Taketsuru, un véritable visionnaire, qui porte le whisky japonais sur les fonts baptismaux. Descendant d’une lignée de brasseurs de saké depuis plusieurs générations, il découvre l’eau-de-vie de malt très jeune, grâce à un camarade de classe écossais exilé à Hiroshima. Masataka caresse alors secrètement le rêve de créer le premier whisky nippon. Mais, en 1902, ce spiritueux est considéré comme la boisson du diable par son père, soucieux que son fils reprenne la brasserie familiale.

Avec pour seul bagage, un nez assez exceptionnel, Masataka Taketsuru s’embarque pour l’Ecosse afin d’étudier la chimie organique à l’université de Glasgow. Entre la mise au ban de sa famille, le refus des distilleries locales de l’embaucher en raison de ses origines et l’épidémie de grippe espagnole qui ravage le Royaume-Uni, un chemin hérissé d’épines l’attend. Masataka finit néanmoins par se former chez Longmorn et Hazelburn. En 1920, il retourne au Japon avec Rita Cowan, une Ecossaise qu’il a épousée contre vents et marées, et le dessein d’y introduire le processus de fabrication du scotch.

Trois ans plus tard, il rejoint Shinjiro Torii, génial importateur de spiritueux occidentaux, pour fonder Yamazaki, la première distillerie de whisky de malt de l’empire du Soleil-Levant. Les deux hommes sortent leur première eau-de-vie en 1929, malgré les réserves de Masataka, qui la juge trop éloignée du modèle écossais. Ils signent ainsi le début du label Suntory, dont le portefeuille regroupe aujourd’hui les marques Hibiki, Yamazaki, Hakushu, The Chita, Toki… Les associés se séparent en 1934 et Taketsuru s’installe à Yoichi, sur l’île d’Hokkaïdo, où les conditions climatiques sont proches de celles de l’Ecosse. En allant jusqu’au bout de son rêve — ou de son obsession —, l’entreprenant Nippon finit par créer Nikka Whisky, l’autre géant de l’archipel, qui fête cette année ses 90 ans…

Le whisky japonais connaît ensuite une ascension fulgurante ("le boom Izanagi") jusqu’en 1983, mais la concurrence des étiquettes étrangères, écossaises notamment, y met un coup de frein. Il faut attendre 2009 et la mode des highball (whisky plus eau pétillante) pour que les affaires reprennent. Avec une conséquence inattendue : afin de répondre à la demande, les distilleries sont contraintes de vider leurs stocks qu’elles s’efforcent de reconstituer depuis. En tout état de cause, le Japon s’impose désormais comme la quatrième nation productrice de whisky. Et elle n’a pas dit son dernier mot, tant ce style unique, avec ses arômes fruités et floraux d’une précision rare, attire de nouveaux adeptes chaque jour. J.-P. S.

La divine surprise française

Et si la France devenait la cinquième nation du whisky ? Cette question n’a rien de saugrenu. En 2023, l’Hexagone comptait quelque 130 distilleries en exercice, dont plus de 80 commercialisent déjà leur production (1 250 000 bouteilles). Mieux, 5 % partent à l’export : c’est certes trop peu pour peser sur le marché mondial, mais plutôt encourageant. D’autant plus que la catégorie n’a "que" 40 ans. Les premières traces de distillation de céréales apparaissent pourtant dès le XVIe siècle dans des livres de médecine français. Mais un décret, publié le 24 janvier 1713, interdit strictement d’élaborer d’autres eaux-de-vie (sirop, grain) que de raisin. Louis XIV souhaitait protéger ces dernières, soumises à la rude concurrence de la mélasse arrivant des colonies…

France, Rozeluieure, Sabine et Christophe Dupic

Après une longue mise en sommeil, le réveil sonne en Bretagne, en 1983, à Lannion (Côtes-d’Armor). Gilles Leizour reprend la distillerie familiale Warenghem, alors réputée pour ses liqueurs. Soucieux de se diversifier, il lance quatre ans plus tard son WB (pour whisky breton) dans les rayons de la grande distribution régionale. L’essai, qui se révèle un succès, se transforme en 1998 avec le lancement d’Armorik, le premier single malt français. L’histoire se poursuit en Bretagne avec Guy Le Lay (Eddu) et son whisky issu de blé noir, une spécificité locale. Dès lors, d’autres distilleries éclosent en Corse, en Alsace, dans le Nord et en Lorraine, avec Rozelieures, désormais première référence en France de single malt. Cognac prend ensuite le relais et, aujourd’hui, les producteurs d’eau-de-vie maltée se multiplient partout dans l’Hexagone. Foncièrement artisanal, le whisky français sait aussi innover, en matière de vieillissement ou par une approche parcellaire. Un vent de fraîcheur bienvenu sur la catégorie. Ce n’est pas le moindre de ses mérites. J.-P. S.

La planète devient complètement maltée

Si le whisky a déjà investi avec succès la Scandinavie (Mackmyra) et Taïwan (Kavalan), d’autres territoires émergent. Des poids lourds, à l’image de l’Inde, quatrième marché mondial des spiritueux : les single malts locaux signés Amrut s’imposent — 345 000 caisses ont été vendues en 2023, contre 330 000 importées, une première ! Et il faut désormais compter avec la Chine, où les moins de 40 ans jugent le whisky plus attractif que le cognac ou le baijiu, l’alcool national et le plus consommé au monde. Les prévisions tablent sur une augmentation des ventes de 88 % d’ici à 2026 ! D’autant que l’empire du Milieu se lance dans l’affaire. Avec des groupes français aux avant-postes. Pernod-Ricard a déjà présenté son Chuan Pure Malt Whisky élaboré dans sa distillerie d’Emeishan, quand la maison de cognac Camus se lance dans la construction à Bozhou de la distillerie Guqi, en collaboration avec Gujinggong, le quatrième producteur de baijiu. Pas de doute, le whisky n’en finit pas de conquérir le monde. J.-P. S.

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