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Tu seras philosophe, ma fille !

L’introduction tardive des philosophes du « deuxième sexe » dans les programmes de terminale a conduit Laurence Devillairs et Laurence Hansel-Løve à s’interroger sur Ce que la philosophie doit aux femmes. Dans un livre éponyme très dense, co-rédigé avec une dizaine d’autres spécialistes, la normalienne et l’agrégée de philosophie se sont penchées sur « l’histoire oubliée de la pensée, des origines à nos jours », c’est-à-dire de l’Antiquité jusqu’à #Metoo. À travers une succession d’articles plus intéressants les uns que les autres, elles explorent chronologiquement les courants de pensée développés par ces femmes qui se sont livrées à l’acte de philosophie, en s’attachant à démontrer que ces femmes « sont des philosophes comme les autres », en dépit du filtre masculin à travers lequel on peut lire leur histoire.

L’apport spécifique de ces femmes érudites à la philosophie n’est pas lié au fait qu’elles sont « des femmes » et que cette complexion singulière expliquerait leurs doctrines. En revanche, il est « indéniable » que l’activité philosophique « s’est trouvée affectée par des "individus" pratiquant la philosophie dont certaines se trouvaient être des femmes ». Aussi, le livre de Laurence Devillairs et Laurence Hansel-Løve démontre avec brio — en tordant le cou aux idées préconçues et en évitant l’écueil de l’anachronisme — que le propos de ces femmes philosophes est loin de se cantonner exclusivement à ce que nous appelons aujourd’hui la « condition féminine ».

Un « amour de la sagesse » longtemps contrarié

Si la plupart des ouvrages consacrés à l’histoire de la philosophie se taisent sur la place des femmes dans cet art — longtemps réservé, semble-t-il, plutôt à des hommes barbus et vêtus d’un manteau —, il semblerait pourtant que des femmes philosophes aient officié dès l’Antiquité. Gilles Ménage, précepteur de Mmes de Sévigné et de Lafayette, se targue d’avoir trouvé soixante-cinq femmes philosophes dans les livres des Anciens — ramenées à vingt-et-un par Mary Ellen Whaite, il y a quelques années, en raison d’une redéfinition plus resserrée de la notion même de « philosophe ». La période antique semble néanmoins avoir été propice à l’expression philosophique féminine, grâce à la détermination d’un espace de réflexion affranchi de la division selon le genre entre l’espace public – la polis (la Cité), univers masculin – et l'espace privé – l’oikos (la maison), univers féminin. Platon explique par exemple dans La République que « les femmes peuvent être des gardiennes de Cité à l’égal des hommes ».

Si elles ne sont pas toutes auteures ou professeures, les philosophes antiques sont des habituées des cercles philosophiques, constitués à l’époque par des associations réunies autour d’un maître par des liens doctrinaux, et parfois même amicaux ou familiaux. Dans ce cadre, « leur participation ne paraît pas s’accompagner d’une détermination genrée des objets de recherche ». Durant cette période, nombreuses sont les femmes qui écrivent sur des sujets aussi variés que la morale, la politique, l’éducation, la condition féminine, l’âme et la nature humaine, la science ou l’histoire. Parmi elles, certaines ont même réussi à allier deux pôles difficilement conciliables, la condition féminine et l’activité philosophique. D’autres ont permis de mettre à jour, au sein de l’activité philosophique, « une véritable tension entre une revendication de respectabilité et une revendication du potentiel émancipateur de la philosophie », tension avant-gardiste que l’on retrouvera au sein du mouvement féministe moderne, dont l’avènement remonte à la Révolution française.

Le sort des femmes philosophes n’a cependant pas toujours suivi un long fleuve tranquille. Elles ont dû « se battre » (idéologiquement) pour asseoir leur place aux côtés des hommes et elles n’ont pas toujours été appréciées à leur juste valeur. Dans l’Antiquité, on voit d’un mauvais œil ces femmes qui se livrent à l’activité philosophique, souvent associées de façon dépréciative à la sulfureuse catégorie des hétaïres, certaines prenant même le risque de se travestir pour assister aux discours des philosophes dans des lieux interdits aux femmes. Hipparchie est par exemple considérée comme l’une des premières transfuges de l’histoire, quittant son foyer étroit pour « le vaste monde de l’espace public ».

Derrière chaque grand philosophe, une femme philosophe

Il semblerait que la philosophie se cultive en couple (ou en famille), et ce, dès l’Antiquité. Pythagore, inventeur du terme « philosophe », et Socrate, « père de la philosophie », sont tous deux explicitement rattachés à des femmes, qui les auraient formés en leur enseignant certains principes fondamentaux qu’ils mettront ensuite en œuvre dans leur doctrine. Diotime, la prêtresse de Mantinée, aurait ainsi instruit Socrate des sujets relatifs à l’amour ; mais il est difficile de dire si cette femme a vraiment existé ou s’il s’agit d’une figure légendaire, puisque c’est Platon qui fait faire cet aveu au personnage de Socrate dans Le Banquet — alors que Socrate lui-même n’a laissé aucun écrit. C’est également à une femme, la première pythie, prénommée Phèmonoè, que l’on devrait la formule « connais-toi toi-même » qui ornemente le fronton du temple de Delphes. Quant à Aspasie, maîtresse puis épouse de Périclès, Platon lui attribue le célèbre Discours sur les morts prononcé par le stratège et elle eut une influence certaine sur Socrate. Bien plus tard, au XVIIe siècle, Elisabeth de Bohême aurait amené Descartes à amender sa thèse de l’union substantielle de l’âme et du corps : « je me suis mal expliqué en mes précédentes [analyses] », lui aurait confessé le philosophe, qui s’empressera de préciser sa thèse. Germaine de Staël était elle-même intimement liée à Benjamin Constant, l’une des figures libérales de la Révolution française.

Cependant, les femmes sont parfois totalement éclipsées au profit de leur vis-à-vis masculin. C’est ainsi qu’au Moyen-Âge, le mysticisme des femmes a « aveuglé lecteurs et exégètes » et supplanté l’invention philosophique, au point de l’occulter en l’attribuant à un proche philosophe masculin (Abélard pour Héloïse, Maître Eckhart pour Marguerite Porète). Plus tard, les premiers travaux d’Harriet Taylor Mill seront, à la demande de son premier époux, signés du nom de John Stuart Mill pour éviter tout scandale — outre le fait qu’elle vivait une relation extra-conjugale, il n’était pas commun de voir une femme signer ses textes.  

Les femmes sont des philosophes comme les autres

Descartes pense que si les femmes doivent recevoir une éducation, c’est en raison de leur « faiblesse naturelle ». À cette époque, les hommes leur dénient toute substantialité, c'est-à-dire toute « capacité à être un sujet suffisant ». Au travers de leur examen de la condition des femmes, les femmes philosophes du XVIIe siècle (dont Marie de Gournay, membre actif de la République des lettres) conceptualisent de façon totalement inédite la condition humaine, en étudiant la société tout entière et en condamnant son lot d’inégalités et de servitude. Leur défi est à la fois d’être audibles et crédibles, en ces temps où philosopher reste pour l'essentiel l'apanage des hommes. Elles cherchent alors à démontrer que la distinction entre les sexes n’a aucune autre justification que celle de la fonction de reproduction, et qu’elle ne peut donc légitimer aucune hiérarchie morale, politique ou intellectuelle. Pourquoi alors, si les hommes naissent libres, les femmes sont-elles toujours dans les fers, se demandent-elles ? Car en les privant de leur liberté, on leur refuse la dignité de sujet.

Aussi, pourquoi (pour quoi) faire de la philosophie ? Selon Gabrielle Suchon, « c’est la discipline qui est la plus à même de parvenir à éradiquer les préjugés en leur opposant des "raisons fortes" ». Le pouvoir est tyrannique en ce qu’il vise la domination ; et la philosophe d’en déduire qu’« ignorant ce qui est juste, incapables de le voir et de le suivre, les hommes ont qualifié la force de juste ; on a renoncé à ce qui aurait été rationnel et moral de faire, et l’on s’est contenté de convertir la force en droit ». La philosophie, selon Elisabeth de Bohême, n’est pas un savoir qu’il faudrait enseigner, mais une méditation qu’il conviendrait de pratiquer. Pour Jeanne Hersch, plus proche de nous, « la philosophie a pour vocation originelle d’aider chacun à devenir soi-même ». Pour d’autres philosophes du XXe siècle — dont les figures de proue sont Simone de Beauvoir, Hannah Arendt et Simone Weil — la pensée n’est en aucune manière « une opération purement théorique, encore moins un système ayant pour fin la détermination et l’appropriation de la vérité ».

Une philosophie résolument protéiforme

Certaines philosophes parmi les plus remarquables n’ont eu de cesse de chercher à « sauver le monde », autrement dit, « le changer radicalement tout en lui résistant ». Ce fut le cas des philosophes mystiques du Moyen-Âge, visionnaires. Elles voyagent et écrivent (parfois par l’intermédiaire d’un homme — Catherine de Sienne eut pour scribe Raymond de Capoue), chantent et composent. Laurence Devillairs et Laurence Hansel-Løve précisent que « c’est à partir de leurs visions ou révélations qu’elles donnent forme à leurs idées sur l’amour, la liberté, Dieu ou l’amitié ». Certaines, et parmi elles de nombreuses béguines, sont de grandes poétesses et écrivaines, mais la présence des femmes dans la vie intellectuelle médiévale reste malgré tout marginale. Elles trouvent dans l’érotisme de la pensée une solution à l’exploitation sexuelle et sociale de la femme. Pourtant, toutes les femmes philosophes n’ont pas été « féministes » au sens contemporain du terme. La première historienne chinoise, Ban Zhao (46-120), développe une réflexion sur la place et le rôle de la femme dans son ouvrage Préceptes pour les femmes … sévèrement critiqué pour son active contribution à l’asservissement des femmes ! Hannah Arendt fut quant à elle peu sensible à la question de l’oppression des femmes et « partage avec Rosa Luxemburg une quasi-aversion pour la question du féminisme » ; pour elle, seule compte l’activité politique appréhendée comme « liberté ».

La Révolution française a ouvert une ère de réflexion nouvelle : celle de l’aspiration à l’égalité et à l’émancipation humaine. De nombreuses femmes, écrivant des œuvres en lien avec le nouveau contexte politique, ont choisi alors de « revendiquer leur droit à l’exercice de la raison », tout en se questionnant sur les stratégies politiques à mettre en place pour « garantir l’universalité de leur liberté et de leur égalité ». Olympe de Gouges, l’une des pionnières du féminisme libéral moderne, dénonce au XVIIIe siècle « l’inadéquation entre l’affirmation des droits universels et la réalisation de droits particuliers à caractère exclusif ». Les revendications des figures féminines de la philosophie deviendront ensuite essentiellement politiques, dans la bouche, sous la plume ou dans le cadre des actions menées par Rosa Luxemburg, cofondatrice de la Ligue spartakiste, ou Louise Michel, célèbre communarde qui revendique l’anarchisme « comme théorie sociale et pratique politique ». Le mouvement ouvrier est alors conçu par ces philosophes comme « exécuteur pratique des idéaux de 1789 ». Après que Simone de Beauvoir a eu interconnecté la philosophie et la lutte des femmes pour leur émancipation dans son ouvrage de référence Le Deuxième Sexe, son combat perdurera sous d’autres formes au XXIe siècle. Il sera notamment décliné au sein des grandes philosophies de l’époque contemporaine : l’écoféminisme théorisé par Françoise d’Eaubonne en 1974, la philosophie du care qui se propose de repenser l’éthique et le politique à partir du « prendre-soin », et surtout le récent mouvement #Metoo, « héritier plus ou moins conscient des luttes des femmes des siècles précédents », signe clinique d’une crise de la démocratie et invitation à une remise en question de la pratique philosophique.

Ce que la philosophie doit aux femmes a de nombreux mérites, dont celui de contextualiser le propos philosophique lorsque cela s’avère nécessaire — notamment dans la partie initiale sur les philosophes de l’Antiquité, où l’on apprend que la distinction homme / femme n’y est pas « aussi structurante qu’elle l’est devenue pour les sociétés occidentales modernes et contemporaines ». Le lecteur expert appréciera alors le sérieux de l’analyse de l’évolution des idées sans parti-pris idéologique aliénant ; le lecteur néophyte, lui, trouvera là une réflexion condensée et accessible de la philosophie féminine depuis l’Antiquité.

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