Turquie : comment Erdogan profite du chaos en Syrie pour mener une offensive contre les Kurdes
Flanqué d’un drapeau turc, le portrait du président islamo-nationaliste Recep Tayyip Erdogan coiffe chacun des poteaux de l’avenue principale de la ville de Batman, 450 000 habitants, en plein pays kurde. Un paysage commun à beaucoup de villes de Turquie si ce n’est qu’ici, dans l’est du pays, le parti du président n’a recueilli que 12 % des voix lors des élections municipales de mars 2024. Qu’à cela ne tienne, il est de nouveau aux manettes depuis le 4 novembre : le préfet de la région, acquis à la cause du pouvoir, a été nommé manu militari en lieu et place de la maire Gülistan Sönük, pourtant élue avec 64 % des voix.
Comme sept autres maires kurdes du pays, l’édile a été démise de ses fonctions et remplacée par les autorités turques, au motif qu’elle serait visée par un procès pour "appartenance à une organisation terroriste", la guérilla kurde du PKK. "Dès qu’ils ont pris possession de la mairie, ils ont enlevé nos pancartes en langue kurde, fermé la crèche en kurde que nous venions d’ouvrir et remplacé les femmes par des hommes", se désole l’ancienne maire, 31 ans. Contrairement à d’autres élus, Gülistan Sönük n’a toutefois pas été jetée en prison.
Une répression accentuée contre tous les protestataires
Dès l’annonce de ce remplacement d’autorité, les habitants se sont rassemblés devant la mairie pour protester. "Depuis la nomination, plus de 300 personnes ont été arrêtées pour avoir manifesté, 37 d’entre elles sont en détention provisoire, les autres attendent leurs procès, explique Ahmet Sirray, avocat et membre de l’IHD, la principale association des droits de l’Homme en Turquie. Les policiers ont passé les gens à tabac en les arrêtant, puis dans les fourgons de police… Certains trajets qui devaient durer une demi-heure ont pris deux heures, pour qu’ils puissent frapper davantage mes clients, tandis qu’ils diffusaient des chants de l’extrême droite turque."
Mustapha Erol, 44 ans, fait partie des irréductibles militants locaux de la cause kurde. Ils sont très nombreux à y avoir laissé leur vie, surtout dans les années 1990, lorsque le Hizbullah, un groupe djihadiste kurde soutenu par les services secrets turcs, enlevait ou assassinait en pleine rue les personnes suspectées de proximité avec le PKK. Les photos des morts et des disparus ornent les bureaux du parti pro-kurde de Batman, le DEM, tandis que le Hizbullah a achevé sa mue en un parti politique légal, le Hüda-par, allié à Erdogan. Mustafa, lui, a passé huit ans en prison, tout comme la majorité de ses frères, dont un est encore recherché par la police et un autre a obtenu l’asile politique en Allemagne. Son père, lui, était conseiller municipal jusqu’à l’arrivée du "tuteur" de l’Etat.
Parmi les manifestants hostiles au "tuteur" préfectoral turc, se trouvait un de ses frères, Medeni, 37 ans. Reconnu handicapé mental avec un taux d’incapacité de 70 %, il a jeté une pierre "qui n’a pas fait 5 mètres et n’a touché personne", explique Mustafa. Mais les caméras de sécurité avaient enregistré son geste et, trois jours après les faits, des policiers anti-terroristes cassaient la porte du domicile de sa famille, dans un quartier modeste du sud de la ville. "Ils ont mis en joue mes parents, les ont plaqués au sol, puis se sont dirigés vers le salon où dormait mon frère… Là, ils l’ont menotté, allongé par terre avant de le menacer de mort, de le rouer de coup de pied puis de lâcher deux chiens sur lui", raconte Mustafa. Une des morsures, à la gorge, lui a valu douze points de suture. Soigné à l’hôpital, Medeni est depuis placé en détention à domicile, alors que son handicap le rend normalement pénalement irresponsable, se désole Mustapha. Un mois plus tard, la mairie, entourée par des blindés des forces de police et des soldats en uniforme, a pris des airs de caserne. Mais le calme semble à nouveau régner sur Batman.
L’étonnant appel à la paix de l’extrême droite turque
C’est la troisième fois depuis 2017 que des "tuteurs" de ce genre sont nommés pour s’occuper des villes kurdes de Turquie. Mais, cette fois-ci, le climat politique est différent. Fin octobre, le leader de l’extrême droite turque et indispensable allié d’Erdogan, Devlet Bahçeli, a appelé, à la surprise générale, à des négociations de paix avec la guérilla kurde, allant jusqu’à promettre la libération du fondateur du PKK, Abdullah Öcalan, arrêté en 1999 et emprisonné depuis sur l’île-prison d’Imrali, en mer de Marmara. "Il n’a qu’à venir dans ce Parlement et prononcer la dissolution de l’organisation terroriste", l’a invité le leader d’extrême droite.
Des négociations de paix se sont déjà tenues entre l’État turc et la guérilla kurde par le passé. Les dernières il y a une dizaine d’années. Mais aujourd’hui, les causes principales des pourparlers sont à chercher dans la géopolitique régionale, explique l’universitaire Mesut Yegen, spécialiste de la question kurde. "Depuis le 7 octobre 2023, Israël a infligé des revers importants à l’Iran et à ses alliés du Hamas et du Hezbollah, souligne l’universitaire. L’occasion pour la Turquie de profiter du vide laissé par le repli régional de l’Iran pour avancer ses pions en Irak comme en Syrie."
En Syrie, une offensive des mercenaires pro-turques au nord
Mais pour espérer étendre son influence à long terme, Ankara doit régler la question kurde, alors que l’armée turque ne parvient pas à déloger le PKK des montagnes irakiennes et que le nord de la Syrie est contrôlé par les forces démocratiques syriennes, très proches du PKK, qui y ont défait l’Etat islamique. "La Turquie a anticipé que les cartes étaient en train d’être rebattues, et elle a eu raison puisque la diminution de la présence iranienne, de l’aviation russe et du Hezbollah libanais dans le nord-ouest de la Syrie a permis aux rebelles de prendre Alep", estime Mesut Yegen.
Lancée avec l’accord de la Turquie, l’offensive des islamistes syriens de Hayat Tahrir el Cham (HTS) a en effet débouché sur l’effondrement des forces du dictateur syrien Bachar el-Assad et la chute d’Alep le 30 novembre. Parallèlement à cette offensive, qui se poursuit désormais vers le sud, la Turquie a lancé les brigades de mercenaires qu’elle contrôle à l’assaut des positions tenues par les Kurdes des forces démocratiques syriennes au nord d’Alep.
Les mercenaires pro-turcs se sont ainsi emparés de la ville de Tel Rifaat et de sa région, provoquant la fuite des populations kurdes : au moins 100 000 personnes seraient ainsi parties vers les autres régions tenues par les Kurdes plus à l’est de la Syrie. L’offensive se poursuit désormais contre la ville de Manbij, elle aussi tenue par les Kurdes et leurs alliés arabes locaux. "Pour le moment les Kurdes évacuent rapidement, sans trop combattre, indique Mesut Yegen. C’est une façon d’épargner leurs troupes, comme s’ils avaient conscience qu’ils n’étaient pas en capacité de tenir ces zones dans le contexte actuel."
L’avancée des troupes pro-turques face aux Kurdes en Syrie pourrait permettre à Ankara d’entrer en position de force dans les négociations avec le fondateur du PKK Abdullah Öcalan, tandis que les nominations des "tuteurs" dans les mairies fragilisent le parti pro-kurde de Turquie. Mais à Batman comme ailleurs dans les régions kurdes de Turquie, l’abattement cède parfois le pas à la colère face aux exactions contre des civils kurdes retransmises sur les réseaux sociaux par les mercenaires au service d’Ankara.