Le chien a-t-il sa place au bureau ? Le "pet at work", nouveau délire des entreprises
Il fut un temps, pas si lointain, où emmener son chien au bureau relevait d’un privilège réservé à Michel Drucker et à son célèbre canapé rouge du Studio Gabriel. Vingt ans plus tard, serions-nous tous en passe de devenir des Michel Drucker ? Selon une étude Ipsos publiée en juin 2023, l’essor du télétravail a en effet renforcé les liens entre les propriétaires et leurs animaux de compagnie : "62 % des propriétaires de chiens (contre 41 % en 2022) expriment désormais le souhait d’emmener leur compagnon sur leur lieu de travail", indique l’enquête. Tolérer la présence d’animaux de compagnie au bureau serait même devenu un levier de recrutement, notamment chez les 18-24 ans qui constituent la tranche d’âge comptant le plus de propriétaires de chiens. Voire un argument imparable pour inciter les salariés à revenir sur place. Les chiens, un "attrape" CV et un outil redoutable pour contrer le télétravail ? Comme le révèle un article du Monde publié le 26 novembre, 9 % des entreprises françaises autorisent désormais leurs employés à venir travailler avec leur fidèle compagnon, contre 7 % en 2021.
Loin d’être une exception française, le phénomène du "pet at work" ("animal au travail") ne peut que séduire dans un pays qui compte quelque 7,6 millions de chiens, un chiffre en hausse de 8 % entre 2016 et 2022. Depuis 1976, le nombre total d’animaux de compagnie en France a lui été multiplié par 2,5. Rien de bien étonnant donc à ce que certains salariés souhaitent que leur présence au bureau soit admise. "Le chien, c’est le nouveau baby-foot", affirme sans détour Mylène Bertaux, auteure de Toutoute (Fayard), interrogée par Le Monde.
La comparaison est parlante : il y a quelques années, la philosophe Julia de Funès, chroniqueuse à L’Express, voyait dans le baby-foot un simple "alibi au bien-être des salariés". Nombreuses sont toutefois les "études" mettant en avant les bienfaits supposés de la présence d’animaux au travail. Une majorité d’employés y verraient un impact positif sur leur bien-être, notamment en raison de la réduction du stress qu’ils procureraient. Des enquêtes en grande partie menées par ou pour des acteurs du secteur animalier comme Nestlé Purina, spécialisé dans les aliments pour animaux et qui propose un kit d’accompagnement pour les entreprises. Ou encore par le site Wamiz, présenté comme "le groupe média européen N°1 dédié aux animaux de compagnie".
Mais au bureau, le bien-être des uns ne s’arrête-t-il pas où commence celui des autres ? Par les autres, comprenez ceux qui ne possèdent pas d’animaux. Les managers de France et de Navarre - qui croulent déjà sous le poids de la bureaucratie, la réunionite, des injonctions contradictoires et autres réjouissances - se passeront bien volontiers d’enjamber caniches et teckels dans l’open space. "Tous les chiens ne sont pas formés à l’étiquette de bureau : laissés sans surveillance, certains peuvent errer librement, mâchouiller les affaires des collègues ou salir les tapis. Certains propriétaires auraient eux aussi besoin d’un peu de formation : beaucoup exaspèrent leurs collègues en parlant à leurs animaux sur un ton de bébé. Que devraient faire les managers ?", s’interroge The Economist dans un article publié le 22 août 2024. D’ailleurs, une étude menée en 2021 par deux chercheurs de la Nova School of Business and Economics au Portugal conclut que "les politiques d’entreprises favorables aux animaux de compagnie ne sont efficaces que si elles sont mises en œuvre de manière authentique et en adéquation avec la culture et l’atmosphère de l’entreprise. Il ne peut pas être perçu uniquement comme un simple outil pour améliorer le bien-être des employés ou pour améliorer l’image employeur".
A quand les chats et les hamsters ?
Quelqu’un enfin a-t-il songé à ces Français atteints de cynophobie - la peur des chiens – ou entendu parler des 10 à 20 % d’individus allergiques à la salive et aux squames canines ? Sans compter les personnes qui détestent les chiens (spoiler : ils sont plus nombreux qu’on ne le pense), et sans parler des 10 000 morsures recensées en France chaque année, un chiffre "très certainement inférieur à la réalité", selon l’Anses. Même s’il y aura toujours un propriétaire de chien pour vous assurer que la prunelle de ses yeux n’a jamais attaqué personne. Jusqu’au jour où…
Certes, le droit est là pour cadrer un peu les choses dans l’open space. En effet, même si rien n’interdit par principe ma collègue Ambre d’emmener "Marcel", son bichon havanais – après en avoir demandé l’autorisation à son employeur -, certaines restrictions s’appliquent. Ainsi, les chiens d’attaque de première catégorie du type pitbull sont interdits. De quoi rassurer ceux qui craignaient de perdre une joue entre deux réunions. De plus, la législation exclut la présence d’animaux dans certains lieux sensibles, comme les établissements de santé, les administrations publiques ou les entreprises du secteur alimentaire. Enfin, si votre employeur est locataire des lieux, il devra demander l’autorisation à son bailleur et solliciter l’avis du CSE (comité social et économique). Des avantages insoupçonnés de la bureaucratie française…
Sur le plan sociétal et du vivre-ensemble, la tendance du "pet at work" soulève par ailleurs des interrogations. Comment justifier que les entreprises ouvrent leurs portes à nos amis les chiens – aussi adorables soient-ils - alors que certains restaurants et clubs de vacances choisissent de les fermer aux enfants ? Si les petits égoïsmes prennent le pas sur le collectif, l’open space ne risque-t-il pas de se transformer en Arche de Noé ? Et si l’on accepte le chien de Nathalie, comment refuser à Sébastien de ramener sa chatte ou à Mickaël de venir avec son hamster ? Mon voisin de travail a sa façon à lui de résumer la situation : "Et tant qu’on y est, pourquoi pas ma belle-mère ?"