Atoun, rebelle mais pas trop
Dans l’ombre de Abou Mohammed al-Joulani, le chef des rebelles du HTS désormais bien connu, Abd al-Rahim Atoun travaille depuis des années depuis Idlib au futur projet de société syrien, et à sa reconnaissance politique. C’est lui qui a pensé en premier qu’il fallait lisser l’image du mouvement islamiste pour se faire accepter à l’international, comme les Talibans ont su le faire en Afghanistan. Présentations.
La chute des Assad et le succès fulgurant des rebelles islamistes syriens de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) ont attiré l’attention sur cette milice – ou coalition de milices, pour être précis – et sur son chef, Abou Mohammed al-Jolani. Son parcours de jihadiste dans les rangs d’al-Qaïda et de Daech, en Irak et en Syrie, est bien documenté. On commence aussi à mieux comprendre ce qu’il a entrepris à Idlib entre la défaite de la rébellion en 2016-2017 et l’offensive lancée le 27 novembre dernier contre Alep.
Abou Mohammed al-Jolani est-il un homme d’État émergent, forgé dans le terrorisme et la guérilla, à l’image de figures historiques comme Hô Chi Minh, Mao ou Castro ? Ou bien est-il l’héritier d’Oussama Ben Laden et d’al-Baghdadi ? On ne sait pas non plus si la métamorphose du jihadiste est authentique ou bien une gigantesque « takiya » (dans la tradition islamique, une dissimulation temporaire des intentions religieuses), une opération de dissimulation le temps de prendre le pouvoir. Les événements récents semblent pencher en faveur de la première hypothèse. En témoignent une transition de pouvoir pacifique (quasiment mieux qu’aux États-Unis en 2021…), des ententes avec des communautés syriennes chrétiennes et chiites. Cependant des incertitudes subsistent et des craintes justifiées persistent. Des exécutions sommaires soient signalées à Lattaquié comme dans l’Est, où des cellules de Daech continuent d’opérer. Et on ignore encore si al-Jolani contrôle toujours l’ensemble des forces que HTS avait mobilisées pour prendre Damas. Ces interrogations s’expliquent en partie par les tensions internes et les défis logistiques que HTS pourrait rencontrer dans la coordination de ses opérations.
Atoun, figure religieuse et stratégique tutélaire
Pour mieux comprendre le fonctionnement des nouveaux maîtres de Damas – et non de la Syrie tout entière, dont une bonne moitié est sous contrôle kurde, turc ou encore sous celui de forces locales druzes et tribales –, il est essentiel de se pencher sur son entourage. Parmi les figures qui l’entourent et le conseillent, Abd al-Rahim Atoun (a.k.a. Abu Abdullah al-Shami) apparait comme le personnage central.
Atoun serait originaire de Syrie, vraisemblablement de la région d’Alep, une zone qui a été un bastion important pour les groupes rebelles au cours du conflit syrien. Son engagement dans le jihadisme semble lié à son contexte local et à la montée de mouvements islamistes dans cette région. Atoun est décrit comme un juriste islamique, ce qui implique qu’il a reçu une formation approfondie en études islamiques. Son rôle au sein du Conseil de la charia de HTS indique une expertise dans l’interprétation de la charia et des textes religieux, bien que les détails précis restent flous.
Plus qu’un simple érudit, Abd al-Rahim Atoun est devenu l’un des architectes les plus influents de la transformation de ce groupe. En tant que chef du Conseil de la charia de HTS et proche confident d’Abu Mohammad al-Jolani, le leader du groupe, Atoun a joué un rôle crucial dans la définition de la trajectoire idéologique, religieuse et politique de HTS.
L’importance d’Atoun provient de son double rôle d’autorité religieuse et de stratège. Son influence a été déterminante pour guider HTS depuis ses origines en tant que filiale d’al-Qaïda, connue sous le nom de Jabhat al-Nosra, jusqu’à son incarnation actuelle en tant que force militaire et politique assumant la maîtrise du destin de la Syrie. Sa réflexion stratégique pourrait avoir alimenté les efforts de réorientation du groupe, en mettant l’accent sur une évolution des objectifs jihadistes transnationaux vers une gouvernance localisée et une stabilité dans les territoires contrôlées, le tout toujours fondé sur un système politique fortement inspiré de l’islam sunnite radical.
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C’est ainsi qu’Atoun, tout en reconnaissant l’efficacité révolutionnaire de la résistance chiite, l’écarte comme modèle à cause de sa critique sévère de la Révolution iranienne qui aurait trahi les sunnites. En revanche il voit dans le Hamas et les Talibans des mouvements dont la stratégie est non seulement de s’emparer du pouvoir mais de remodeler leurs sociétés respectives à travers des moyens politiques et militaires. Ce point est important, car il se trouve au cœur de sa vision politique : ce qu’il appelle le « modèle taliban ».
Tirant des leçons de la capacité des talibans à négocier avec les puissances occidentales et à reprendre le contrôle de l’Afghanistan, Atoun a plaidé pour que HTS poursuive une voie similaire. Cela implique de donner la priorité à la gouvernance locale, d’engager des relations diplomatiques avec des acteurs internationaux et de marginaliser les factions extrémistes susceptibles de saper les efforts de HTS pour se présenter comme un mouvement de résistance nationaliste. En même temps, comme en Afghanistan, ce qu’il identifie comme pragmatisme politique est indissocié d’un modèle de société islamiste.
A Idlib, Atoun a joué un rôle important dans l’établissement par le HTS d’un Gouvernement de Salut Syrien (SSG), un organisme administratif civil qui supervise la gouvernance dans les zones contrôlées par HTS. Le SSG a mis en place des initiatives telles que la réouverture des écoles, l’amélioration de l’accès aux soins de santé et l’entretien des infrastructures, dans le but de présenter HTS comme une autorité responsable en matière de gouvernance. Atoun a décrit ce modèle de gouvernance comme une application pratique des principes de la charia, adaptée aux besoins de la population locale.
Atoun a également joué un rôle crucial dans la consolidation du pouvoir de HTS en ciblant des factions extrémistes rivales. Des groupes tels que les restes de Daech, des affiliés d’al-Qaïda comme Hurras al-Din, et des factions dirigées par des étrangers comme Jund al-Sham ont été systématiquement marginalisés ou expulsés des zones contrôlées par HTS. Atoun a justifié ces actions comme étant nécessaires pour assurer la survie de HTS et pour éloigner le groupe de ses racines extrémistes.
Contradictions
Atoun est un partisan d’une normalisation des relations avec les pays occidentaux, affirmant que de telles étapes sont essentielles pour la reconstruction des zones contrôlées par HTS et pour retirer le groupe des listes internationales de terrorisme. Cependant, sa rhétorique révèle souvent des contradictions. Tout en plaidant pour une normalisation, Atoun a également prononcé des déclarations incendiaires contre l’Occident, reflétant la lutte du groupe pour équilibrer engagements idéologiques et objectifs pragmatiques. Ainsi, après l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, Abd al-Rahim Atoun a exprimé des positions antisémites. Suite à l’assassinat du chef du Hamas, Yahya Sinwar, par les forces israéliennes en octobre, Atoun a publié sur Telegram une prière demandant à Dieu de « déshonorer les Juifs, de les opprimer et de les maudire, ainsi que ceux qui les ont soutenus ».
L’influence d’Atoun s’étend aux relations de HTS avec les puissances régionales, en particulier la Turquie. En 2017, HTS a accepté l’établissement de postes d’observation turcs le long de ses frontières, un compromis qu’Atoun a défendu comme nécessaire. Son approche pragmatique a mis l’accent sur l’importance de « plier sous la tempête » pour naviguer dans les défis et maintenir l’influence de HTS. Atoun a publiquement reconnu le rôle de la Turquie dans la protection des territoires contrôlés par HTS contre les attaques du régime, qualifiant les déploiements turcs de « parapluie protecteur ».
Rapports de bon voisinage
Les relations entre le HTS et la Turquie sont un exemple à la fois des contraintes et de l’habileté de ses dirigeants. En 2017-2020, la Turquie a renforcé sa présence militaire à Idlib pour contrer les avancées du régime syrien soutenu par la Russie. Cette situation a conduit, comme nous l’avons vu plus haut, à une coopération tacite avec HTS pour maintenir le statu quo. Cependant, des divergences sont apparues, notamment concernant le contrôle des routes stratégiques (les autoroutes M4 et M5), où la Turquie a cherché à établir des patrouilles conjointes avec la Russie, une initiative qui a fortement déplu à HTS.
Les relations se sont tendues alors que la Turquie tentait de restructurer les groupes rebelles sous son influence directe. Concrètement, Ankara a essayé de subjuguer HTS à l’Armée nationale syrienne, une milice sous son contrôle. Des affrontements ont eu lieu entre les factions soutenues par la Turquie et HTS, jusqu’à ce qu’un accord reconnaissant les intérêts et la position de ce dernier soit trouvé.
La vision d’Atoun pour HTS reflète une stratégie plus large visant à repositionner le groupe en tant qu’insurrection localisée centrée sur la Syrie plutôt qu’en tant que menace extrémiste mondiale. Cette perspective s’aligne avec les efforts visant à obtenir des financements de la part des monarchies du Golfe et à attirer l’attention des acteurs internationaux pour une reconnaissance politique.
Dans un discours prononcé en 2022, Atoun a souligné la nécessité d’un engagement pragmatique avec les puissances régionales, exhortant les membres et les partisans de HTS à comprendre les politiques d’Ankara dans leur contexte stratégique plus large.
Les contributions idéologiques et stratégiques d’Atoun ont été essentielles dans la transformation de HTS d’une milice en force politique capable de s’assurer un rôle dans l’avenir de la Syrie.
Comme al-Jolani, Atoun réfléchit d’abord en politique, c’est-à-dire en tant qu’homme de pouvoir. Sa priorité est toujours le contrôle et l’autonomie d’action. Les ruptures successives avec al-Qaïda et Daech, les tensions et le bras de fer avec la Turquie – dont, enfermé à Idlib, le HTS dépendait ! – n’ont jamais eu pour cause des questions d’idéologie mais de pouvoir et de stratégie. La question qui reste ouverte est de savoir ce que va devenir ce fameux modèle de société inspiré des Talibans. S’agira-t-il d’afghaniser la Syrie, ou bien de syrianiser les Talibans, c’est-à-dire d’adapter ce modèle à une société totalement différente ? Pour l’instant, al-Jalouni a des questions plus pressantes à régler.
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