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Une utopie à l’assaut de l’entreprise néolibérale

À l’heure où le travail en entreprise est abondamment décrié pour le mal-être croissant auquel il est associé, un petit ouvrage dense et passionnant ouvre une brèche dans un paysage que l’on pourrait croire sans horizon. En vingt petits récits, Stéphane Veyer y retrace les avancées accomplies à Coopaname, coopérative d’activité et d’emploi (CAE) créée en 2003, dont il fut le co-directeur général de 2005 à 2014. Vingt « gestes » dictés par l’exigence de penser et d’agir en dehors des sentiers battus, dans le but de « pirater ce qu’est une entreprise » en imaginant le travail sous le signe de la coopération et de l’émancipation.

Une épopée

Dans les années 1990, le chômage de masse et l’individualisation de la question de l’employabilité font émerger la figure du chômeur créateur d’entreprise. À Lyon, Elisabeth Bost crée Cap Service en 1995. C’est la première CAE. Proposant un hébergement juridique et économique pour des projets entrepreneuriaux, cette structure originale articule le statut de salarié et une organisation en coopérative de travail. Le but est d’accueillir ces projets le temps qu’ils murissent et de mutualiser des coûts et des fonctions, tout en recherchant « les voies du post-capitalisme ». Un modèle qui connaîtra un fort développement et que consacrera la loi de 2014 sur l’économie sociale et solidaire. On compte aujourd’hui quelque 150 CAE en France.

Mais revenons en 1999. Cette année-là, les essaimages de Cap Service auprès d’une demi-douzaine d’organisations permettent leur mise en réseau au sein de Coopérer pour entreprendre. Elisabeth Bost en devient la déléguée générale, avec mission de développer les CAE en France. Dans ce but, elle crée Coopaname en 2003, qui doit constituer leur vitrine à Paris. Trois ans plus tard, la coopérative se réorganise en « entreprise partagée ». Instaurant une solidarité économique entre les activités qu’elle regroupe, elle devient la coopérative de tous ses membres et plus seulement des professionnels de l’accompagnement qui la gèrent. De ce fait, la préoccupation se déplace de la création d’activité à la question du travail lui-même. Cette démarche est l’antithèse radicale du micro-entrepreneuriat, auquel il est reproché de fragiliser la Sécurité sociale et d’atomiser le rapport au travail en promouvant l’imaginaire de l’entrepreneur « self-made man ». A ce jour, Coopaname compte 450 associés et réalise un chiffre d’affaires annuel de 12 millions d’euros. Près de 3 000 personnes sont ou ont été « coopanamiennes » depuis sa création.

Inventivité institutionnelle

Coopaname s’est trouvée confrontée à quantités d’enjeux institutionnels, parfois d’une grande technicité, auxquels elle s’est efforcée de trouver des solutions à la hauteur de son ambition. Avec pédagogie et concision, l’auteur s’attache à les rendre accessibles au non-spécialiste. Ainsi le problème posé par la diversité des situations des personnes au sein de la coopérative : les unes en charge de l’accompagnement, d’autres à la tête d’une activité générant du chiffre d’affaires, tandis que les troisièmes lancent tout juste la leur et sont sans moyen, à ce stade, de se salarier. Il fut décidé que le projet de « faire société » impliquait d’inventer une catégorie juridique qui englobe tout le monde. En découlait le choix, contrairement à d’autres CAE, de ne pas sélectionner les projets à l’entrée et de miser sur la diversité, dans l’idée qu’en définitive, c’est le travail qui est fédérateur. D’où un accompagnement des projets reposant sur la confiance entre pairs, sans exercer les contrôles classiques que la subordination salariale impliquerait. Au contraire, le souci de favoriser l’autonomie conduit à encourager la possibilité, pour chacun, de « perdre son temps ». Veyer explique : « Pour que le travail cesse de bouffer la vie, il faut que la vie engloutisse le travail ». Dit autrement : le ferment de la coopération, c’est le temps perdu ensemble. Ce n’est donc pas un moindre succès enregistré par les CAE avec la loi de 2014 reconnaissant leur modèle que, par dérogation au droit commun, le droit ne fasse pas du pouvoir d’organisation du temps par l’employeur un critère d’assimilation au salariat.

Dans ces conditions, Coopaname emprunte à la fois à deux modèles, avec un penchant pour le second : d’une part, la coopérative d’artisans, qui met en commun des moyens et laisse à ses membres leur autonomie de gestion, de l’autre, la coopérative ouvrière, qui mutualise l’outil de travail en instaurant cohésion et solidarité. Au-delà du schéma intellectuel, le but est des plus concrets. L’auteur explique qu’une « méthode d’espièglerie juridique » a consisté à emprunter des chemins de traverse pour faire en sorte que le salariat défini par le code du travail, avec rattachement au régime général de protection sociale et affiliation à l’assurance-chômage, devienne « accessible à des free-lance » !

Une telle gymnastique impliquait, non seulement un dialogue régulier avec l’administration, mais aussi la création par Coopaname de son propre droit par voie d’accords d’entreprise. Il fallait donc qu’un dialogue social y pourvoie, alors que la tentation aurait été grande de considérer qu’il doublonnait avec les délibérations en conseil d’administration. Un « bicamérisme coopératif » a donc organisé la complémentarité entre des institutions représentatives du personnel, en charge des intérêts particuliers de chaque membre de la coopérative, et un conseil d’administration en charge de l’intérêt général. Au sujet dudit conseil, l’auteur nous précise encore qu’à Coopaname, sa présidence revient de droit à une femme à l’issue d’une élection sans candidats et que la codirection générale, nécessairement collégiale, en est issue… Suspendons ici l’évocation du bourgeonnement foisonnant que le laboratoire coopanamien ne cesse de produire à tous les étages.

Une construction à la fois conceptuelle et concrète

Veyer brosse de Coopaname un portrait solidement construit qui articule habilement théorie et pratique, la réflexion débouchant sur l’expérimentation concrète, qui relance à son tour la réflexion. Le projet de l’institution connaît ainsi des formulations successives, au fil des événements et parfois des épreuves. Ainsi, en 2008, la crise des subprimes conduisit à considérer désormais que la coopération devait constituer une « fin en soi », au service d’un projet politique de transformation sociale en rupture avec un monde qui ne tourne pas rond et qui court à sa perte. Cela supposait de questionner notamment le rapport à la propriété (et la question du commun), celle du pouvoir (et l’enjeu démocratique) et celle du savoir (sous le prisme de l’éducation populaire). Le lecteur critique ne manquera pas d’opposer à l’auteur interrogation et objection ici ou là. Cependant, le propos frappe par sa cohérence comme par son étayage sur les travaux fondateurs de Marcel Mauss, Elinor Ostrom, Henri Desroches, ou d’autres... Dans le même temps, l’ambition de promouvoir une alternative aux politiques de l’emploi les plus classiques se traduit concrètement. En ce sens, Veyer fait valoir par exemple que le fait de concevoir Coopaname à la fois comme une coopérative et comme une mutuelle sécurisant les trajectoires fournit l’exacte antithèse des politiques de flexi-sécurité. En effet, à la sécurité promise entre deux emplois se substituerait ainsi un accompagnement entre entrepreneurs-salariés facilitant les transitions d’un métier vers un autre.

Cette perspective se présente explicitement comme une « utopie » : un « concept mobilisateur et structurant » accréditant l’idée que l’on puisse travailler, tantôt seul, tantôt avec d’autres, ponctuellement ou durablement, dans des conditions qui dissocient emploi et travail. Plus radicalement, l’utopie réside dans le fait que la mutuelle n’aurait plus pour propos central le travail. Veyer imagine qu’elle « embrasserait la vie tout entière, pour y dissoudre les activités rémunératrices dans le bain de mille autres activités passionnées, génératrices ou non de moyens de subsistance ». On passerait alors de l’émancipation au travail à une émancipation à l’égard du travail. Une visée qui, sous la plume de Veyer, s’affirme, plus largement, comme une tentative de dépassement de l’alternative entre capitalisme et communisme étatique.

Pirater l’entreprise ?

Une fois déployée, la perspective permet peut-être d’éclairer le titre de l’ouvrage, que l’auteur ne s’attache pas à justifier. Pourquoi « pirater » l’entreprise ? Il a été question d’espièglerie juridique pour désigner la tentative réussie d’appliquer le droit des salariés à des free-lance. Cela pourrait s’assimiler à un détournement : à une tentative de piraterie consistant à piller les pilleurs. Vient s’y ajouter l’utopie d’une contre-société à construire autour du travail, puis à étendre peu à peu à l’existence dans son entier. On soupçonne que ce petit monde fasse l’éloge de la prise et de la dépense oisive, par refus d’accumuler et de succomber aux sirènes du travail et de l’industrie – à la manière pirate. Dans son introduction au dossier « De la piraterie aux piratages » qu’il coordonne pour la revue Esprit en juillet 2009, ce sont là, justement, quelques traits qu’Olivier Abel relève chez les pirates. De même que ces équipages qui élisent leur chef et pratiquent le partage égal du butin. Ou encore ces lieux que sont le bateau et l’île déserte, terres d’élection où tout peut recommencer autrement pour ceux qui ont réchappé à la tempête et au naufrage. On pourrait aussi revenir sur la « prise » comme manière de faire, comme « geste », dirait Veyer – ou encore sur l’éloge furtif des logiciels libres qui court dans les dernières pages du livre.

Au total, parmi les nombreuses questions que suscite cette stimulante réflexion, celle du changement par la réforme ou par la rupture n’est pas la moindre. Certains ont pour utopie de réformer l’entreprise et le travail salarié de l’intérieur ; Veyer ne semble pas y croire. Il est vrai qu’il tient la suppression de la subordination – actuel critère juridique du salariat – comme la condition nécessaire de l’émancipation. Une équation qui pourrait se discuter, mais c’est une autre histoire. Alors, comme dans la Grèce antique, où les minoritaires quittaient leur cité pour aller faire table rase ailleurs et fonder leur propre colonie, il mise résolument sur les marges. Le lecteur sera-t-il prêt à le suivre ?

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