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Les petits secrets de Bluesky, le réseau social qui séduit les déçus du X d'Elon Musk

Ils sont appelés "X-pats", pour "expatriés". De nombreux internautes ont quitté ces dernières semaines X, le réseau social anciennement appelé Twitter, pour d’autres sites de microblogging comme Bluesky. Le "ciel bleu", en version française, vient de dépasser la barre des 25 millions d’inscrits dans le monde. Ils n'étaient que 9 millions, début septembre. Bluesky semble être le grand gagnant de cet exode numérique intimement lié à l'actualité américaine et plus particulièrement à l’activité d’un personnage : Elon Musk.

Le patron de Tesla et SpaceX a acquis Twitter en octobre 2022, avant de le rebaptiser X quelques mois plus tard. Sa politique anti-modération, son algorithme de recommandation qui valorise le clash… et ses propres "tweets" ont vite conduit à de premiers désengagements, notamment publicitaires. Mais le coup de grâce, pour ses détracteurs, a été son souhait publiquement assumé, depuis cet été, de faire élire à la Maison Blanche le républicain Donald Trump. Son succès dans cette mission et son nouveau rôle au sein de l’administration n’a fait qu’accentuer la migration d’une plus large faune composée de personnalités politiques, médiatiques ou du cinéma. En particulier vers Bluesky, fondé en 2019 mais ouvert au grand public en février 2024. Le journal britannique The Guardian, lui-même "X-pat", estime que le réseau social a gagné plus de 2,5 millions d’utilisateurs ces deux derniers mois, rien qu’aux Etats-Unis. Une quantité quasi-équivalente aux départs de X, toujours outre-Atlantique, durant la même période.

Cet élan va-t-il durer ? Le soufflé, en vérité, est quelque peu retombé. Actuellement, une personne s’inscrit chaque seconde (ou demi-seconde) sur Bluesky - contre des pics à 10 voire 12 inscriptions sur ce même laps de temps la semaine de la victoire du républicain. Le réseau n’est, par ailleurs, pas le seul à accueillir des "X-Pats", puisque Threads (Meta) et Mastodon récupèrent leur lot de déçus. Enfin, certains s’interrogent : est-ce que cela vaut vraiment le coup ? Jeudi 19 décembre, une initiative française baptisée "Hello quitte X" a été lancée. Elle met à disposition des internautes désireux de quitter X un outil leur simplifiant la procédure. De quoi convaincre ceux qui hésitent par "peur de perdre leurs habitudes - leurs archives, leurs suiveurs et leurs comptes favoris", explique l’un des porteurs du projet, le mathématicien David Chavalarias à L’Express. X pèse toujours infiniment plus, avec 250 millions d’utilisateurs actifs quotidiens, et conserve une influence notable dans le débat public. L’espoir de David Chavalarias est de faire du 20 janvier, jour de l’investiture de Donald Trump, un moment crucial dans cette bascule. Vers Bluesky donc, ou bien Mastodon.

Une décentralisation progressive

Ce dernier a, pour l'heure, les faveurs des observateurs avisés des réseaux sociaux. Car Mastodon est totalement décentralisé. Une conception technique qui empêche un dirigeant de contrôler le fonctionnement du réseau. Certes, la promesse de Bluesky est peu ou prou similaire, avec son protocole nommé AT, lui aussi ouvert (open source). Ce qui explique pourquoi beaucoup "d’X-pats" le considère comme un endroit de confiance. Mais cette décentralisation n’est pas encore totalement effective. Les messages privés, notamment, demeurent centralisés. Et si Bluesky permet en théorie de librement bâtir des applications connexes - par exemple un service de vidéo, de modération ou de vérification d'identité - sur son système décentralisé, ils sont, pour le moment, encore peu développés en pratique.

A l'instar de X, Bluesky n’est pas non plus imperméable à la censure. "Il [a] suffi au gouvernement du Pakistan de bloquer un seul nom de domaine pour couper l’accès à Bluesky dans tout le pays", alertait fin novembre sur le blog de Mediapart, le responsable des réseaux sociaux du journal en ligne.

S'il avance dans cette voie, Bluesky ne sera peut-être jamais aussi décentralisé qu’un Mastodon. C’est le constat de Christine Lemmer-Webber, la développeuse à l’origine du protocole ActivityPub. "Il devra toujours y avoir une grande société au cœur de Bluesky/ATProto, et le réseau devra compter sur cette société pour faire le travail d’atténuation des abus, en particulier en termes de contenu illégal et de spam […] Ce sera un système centralisé qui repose sur la confiance des autorités centralisées", souligne-t-elle sur son site Internet.

Rejeté par son fondateur

Il y a des raisons à cela. Bluesky mise ouvertement sur la simplicité d’usage. L’objectif est clair : offrir une expérience utilisateur proche de celle de X, afin d'attirer ses déçus. Bluesky est né en 2019 sous la houlette de l'ancien fondateur de Twitter, Jack Dorsey. L’interface est en tout point similaire, tout comme les fonctionnalités primaires : écrire de courts messages, les repartager, les liker, s’envoyer des messages privés, construire des listes… Seule la limite de texte a été un peu revue à la hausse, 300 caractères contre 280 pour X, et 140 aux débuts du réseau à l'oiseau bleu.

Bluesky souhaite vraisemblablement se démarquer de Mastodon. Jean Cattan, secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum), le reconnaît, le protocole de ce dernier est plus "rugueux", moins facile à prendre en main. Ce qui explique sûrement pourquoi Mastodon, en dépit de sa bonne image, ne compte que 15 millions d’utilisateurs, dix de moins que Bluesky, qui l’a rapidement dépassé. "Je ne suis pas sûr que tout cela ait beaucoup d’importance pour l’utilisateur moyen. La plupart des gens ne veulent pas créer leur propre algorithme - ils veulent juste une application qui fonctionne, où un groupe de personnes qu’ils aiment publient des choses intéressantes à un rythme régulier", résume le journaliste tech Kevin Roose, dans les colonnes du New York Times.

Quel rôle joue désormais Jack Dorsey dans Bluesky ? L'aventure s'est mal terminée. Selon TechCrunch, l’entrepreneur n'a eu qu’un rôle minoritaire dans le développement de Bluesky. Et cette entité est devenue indépendante dès 2022, avec à sa tête l’ingénieure Jay Graber, toujours en poste. Début 2024, trois ans après son départ de Twitter, Jack Dorsey a finalement coupé tout lien avec Bluesky en quittant son conseil d’administration et en fermant son compte, écrivant de manière énigmatique, sur X : "Ne comptez pas sur les entreprises pour vous accorder des droits". Il participe désormais activement à un autre protocole de réseau social décentralisé concurrent de celui de Bluesky, appelé Nostr, plutôt tourné vers l’usage des cryptomonnaies.

L’agacement de l’UE

La paternité n’en reste pas moins évidente. Dans ses qualités, et ses défauts. Jean Cattan, du CNNum, regrette cette volonté de "copier l’espace conversationnel à la mode Twitter". Il serait intéressant, selon lui, de profiter de l’exode de X pour se diriger vers "d’autres architectures, basées non plus sur une économie de l’attention mais de l’intention, offrant la possibilité de rejoindre des discussions non pas parce qu’elles apparaissent sur notre fil d’actualité, mais parce qu’on nous a invité à les rejoindre." Le risque, sur Bluesky, est aussi de voir les mêmes personnes émerger, la même ambiance s’installer. Le compte le plus suivi sur Bluesky est celui de l’élue démocrate et progressiste Alexandria Ocasio-Cortez, la première à avoir dépassé le million d’abonnés. Elle est talonnée par les acteurs George Takei (Star Trek) et le plus à gauche des "Jedi", le héros de Star Wars, Mark Hamill. Déjà tous très populaires sur Twitter, puis X.

La crainte est de reproduire les biais qui ont conduit à rendre les réseaux sociaux, et plus particulièrement X, à devenir étouffants. Le sujet de la modération et de la vérification d’identité est déjà un casse-tête pour Bluesky. Parmi les 100 individus les plus suivis sur la plateforme, 44 % ont au moins un imitateur pas toujours bien intentionné, a découvert l’auteur de la newsletter "Faked Up". Une récente enquête du Monde révèle également la présence de contenus illégaux, pédopornographiques. Ainsi que l’inscription de désinformateurs bien connus, notamment dans la "complosphère" française, laissant craindre une recrudescence de publications problématiques.

Le réseau a promis de recruter plus de modérateurs, faisant passer le total de 25 à 100. Pour 25 millions d’utilisateurs, cela reste un ratio faible - un pour 250 000. Il ne fait pas beaucoup mieux que X, l’un des plus mauvais élèves en la matière, avec un modérateur pour environ 300 000 utilisateurs à l’échelle mondiale.

Dans l’Union européenne, X tombe cependant à un modérateur pour un peu plus de 60 000 utilisateurs. Un ratio impossible à calculer pour Bluesky, qui reste flou sur son nombre d’inscrits en Europe, ce qui lui est reproché. "Toutes les plateformes de l’UE, même les plus petites comme Bluesky, doivent avoir une page dédiée sur leur site Web où elle indique combien de numéros d’utilisateurs elles ont dans l’UE et l'endroit où elles sont légalement établies. Ce n’est pas le cas pour Bluesky à ce jour", a déclaré un porte-parole de la Commission européenne fin novembre.

Un financement pro-Trump ?

"Il est vrai que Bluesky n’a pas livré toutes ses promesses en termes de gouvernance, appuie David Chavalarias. Mais l’esprit derrière est bien plus sain." A son crédit, le choix pour les utilisateurs de leur propre algorithme de recommandation - la manière dont sont hiérarchisées les publications sur le fil d’actualité. Côté modération, des outils efficaces sont à disposition des inscrits, comme les listes de comptes à bloquer, et Bluesky entend créer un système de "notes communautaires" afin d’alerter ou de corriger des publications trompeuses. Et à l'inverse de X avec "Grok", Bluesky ne met pas gratuitement à disposition des internautes un générateur d'images artificielles. Une épine de moins dans le pied. Bluesky est enfin une société d’utilité publique (benefit corporation, en VO), ce qui signifie que le profit n’est, a priori, pas sa raison d’être.

Reste que Bluesky se finance grâce au capital-risque, comme Twitter à ses débuts. Blockchain Capital, le partenaire principal de sa dernière levée de fonds - 15 millions de dollars, en octobre - a un profil étonnant pour un réseau se présentant comme l’alternative au duo Musk-Trump. L’un de ses fondateurs, l’ex-acteur Brock Pierce, est un magnat de la crypto, proche de Steve Bannon, lui-même ancien conseiller influent de Donald Trump. D’après le site OpenSecrets, qui recense tous les dons politiques effectués pendant la campagne, les salariés de Blockchain Capital ont en majorité donné à des candidats républicains lors de la récente élection. Avec 100 000 dollars, au total, allant au PAC Fairshake, un puissant lobby crypto. Et quelques 3000 dollars à Donald Trump. Rien de comparable bien sûr avec les 130 millions de dollars investis personnellement par Elon Musk.

Bluesky reste également flou sur la manière dont il entend satisfaire ses investisseurs. Des abonnements payants sont envisagés, d’après une ébauche publiée sur GitHub. Au menu, la possibilité de charger des vidéos de meilleure qualité plus volumineuses, des customisations de profil, un badge payant… Des similitudes avec l’abonnement controversé de X, mais sans favoritisme algorithmique. La ligne rouge fixée par Graber et ses équipes. Un recours à la publicité n’est pas écarté, a indiqué la PDG lors d’un évènement organisé par le média TechCrunch à San Francisco. Mais là encore, l’approche serait résolument différente. "Nous voulons maintenir nos incitations alignées sur les utilisateurs et nous assurer que nous ne nous transformons pas en un modèle où l’attention de l’utilisateur est le produit." Le "gentil" X n’a pas encore montré l’intégralité de son jeu.

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