Aux Etats-Unis, la consommation électrique s’emballe… et le pire est à venir
C’était il y a tout juste un an. L’hiver à peine démarré, la compagnie d’électricité de l’Etat américain de Géorgie multipliait par 17 ses projections de consommation à horizon 2030 ! Submergée par une "demande extraordinaire", liée à l’implantation d’usines, de data centers et d’autres activités énergivores, l’EDF local imaginait même des pénuries d’électricité dès l’hiver 2025-2026. Comment ce fournisseur, l’un des plus gros des Etats-Unis, a-t-il pu se tromper à ce point dans ses prévisions ?
La réponse tient en un graphique, présenté début décembre à l’occasion d’un congrès organisé par l’Agence internationale de l’énergie. Après des années de stagnation, la consommation électrique américaine s’emballe. D’ici à 2030, elle devrait augmenter de 12,5 %, selon les estimations du cabinet Rystad Energy. Ce brusque dérapage a pris de court l’ensemble des spécialistes. Certains facteurs étaient pourtant connus. Plus de 30 millions de véhicules électriques devraient sillonner les routes américaines d’ici la fin de la décennie, nécessitant un robuste réseau de recharge. A cela s’ajoutent les usines électro-intensives - dédiées par exemple à la fabrication de batteries - qui se multiplient grâce au plan de soutien mis en place par l’administration Biden, l’Inflation Reduction Act (IRA). Mais le vrai coupable, celui qui explique pourquoi tant d’analystes se sont trompés, c’est le boom de l’intelligence artificielle (IA).
Les capacités de calcul nécessaires pour faire tourner les modèles de traitement de langage requièrent d’immenses quantités d’électrons, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. A eux seuls, les centres de données pourraient bientôt consommer jusqu’à 9 % de l’électricité produite aux Etats-Unis d’ici à 2030, soit plus du double des niveaux actuels. "Il n’y a pas si longtemps, pour répondre à des questions simples, on pouvait faire tourner des modèles très efficaces sans cloud, sur un simple ordinateur. Désormais, on utilise l’IA dite générative pour tout. Or celle-ci fonctionne avec des systèmes comprenant des centaines de milliards de paramètres et s’avère trente fois plus gourmande en énergie. D’où ce décalage, mal anticipé, entre les besoins en électricité et les ressources disponibles", explique Sacha Luccioni, chercheuse spécialisée en intelligence artificielle.
Les ambitions du monde de la tech ne cessent de repousser les limites de la raison. OpenAI, la maison mère de ChatGPT, envisage de construire des data centers consommant 5 gigawatts d’électricité, soit l’équivalent de ce que produisent cinq centrales nucléaires ! Son patron, Sam Altman, compte sur un "bond en avant" énergétique. Rien de moins. Mais ses objectifs hors norme se heurtent à la réalité du terrain : le système énergétique américain peine à satisfaire la demande galopante. La faute, notamment, à son organisation décentralisée. Aux Etats-Unis, il n’existe pas de feuille de route énergétique unique. Chaque Etat est censé élaborer ses propres plans, en fonction de la demande locale. Certains se retrouvent déjà pris à la gorge. Dans l’Arizona, l’afflux de centres de données et de gros clients industriels "pose déjà des problèmes pendant les périodes où les ressources de production sont limitées", signale le distributeur d’électricité APS. L’Utah, qui s’impose comme l’un des nouveaux foyers de la tech, vient d’annoncer en urgence un plan pour doubler ses capacités de production énergétique.
En quête d’électrons
Dans le milieu des équipementiers de l’IA, l’effervescence règne. "Nous avons acheté des terrains au cours des douze derniers mois et avons réservé des volumes d’électricité à l’avance, confie Bill Thomson, directeur du marketing de DC Blox, un fournisseur de data centers pour les industriels. Mais les compagnies locales d’électricité n’étaient pas prêtes pour cette vague. C’est un problème aujourd’hui, car leurs clients se livrent à une concurrence acharnée pour se fournir en énergie". Que celle-ci soit verte ou non.
Les entreprises cherchent toujours à soigner leur image en se tournant vers des solutions décarbonées. Ainsi, les projets éoliens et solaires, couplés à des batteries, se multiplient. D’autant qu’ils bénéficient des subsides de l’Inflation Reduction Act. Ayant senti le coup, plusieurs producteurs tricolores ont pris d’assaut ce marché : TotalEnergies se targue d’être présent dans 30 Etats américains, tandis qu’Engie a conclu des contrats de fourniture d’énergie renouvelables avec les géants Meta et Google. L’opérateur français d’unités de stockage NW, quant à lui, est actif au Texas, estimant avoir là-bas "une carte à jouer en raison du grand potentiel en énergies renouvelables, et donc en besoins de stockage", confie son patron, Jean-Christophe Kerdelhué.
Il n’empêche : les énergies intermittentes ne suffiront pas à couvrir l’ensemble des besoins. Alors, pour faire tourner en permanence les usines et les data centers, les fournisseurs d’énergie n’excluent aucune piste. Le nucléaire tout d’abord. Autrefois impensable, le redémarrage de réacteurs en sommeil fait la Une des médias. Un moyen rapide et efficace de produire de l’énergie, sans avoir à lancer un nouveau chantier long et coûteux. Dernier exemple en date : la centrale de Three Mile Island, dont l’accident survenu le 28 mars 1979 ne semble plus hanter grand monde outre-Atlantique. L’un des réacteurs du site sera dédié aux besoins électriques de Microsoft. La centrale de Palisades, située dans le Michigan, va elle aussi reprendre du service.
Les grands réacteurs qui peuvent être remis en fonctionnement dans les deux ou trois ans se comptent néanmoins sur les doigts d’une main. Il n’y aura pas de place pour tout le monde. Dans un souci d’équité, la Commission de régulation de l’énergie, la Ferc, a rejeté récemment la demande du distributeur d’électricité PJM qui souhaitait que la centrale nucléaire de Susquehanna (Pennsylvanie) alimente directement un centre de données. "Le marché a bien pris note de cette décision. Elle montre que tous les développeurs de data centers ne pourront pas prétendre à s’approvisionner en énergie de cette manière", note Dan Connell, directeur de la société de gestion CF Private Equity.
Les énergies fossiles devraient donc connaître un nouvel essor outre-Atlantique. D’après les estimations de S & P Platts, pas moins de 130 centrales à gaz sont aujourd’hui en construction aux Etats-Unis ! Même le charbon est mis à contribution. Au Kansas, la compagnie énergétique Evergy a décidé de prolonger le fonctionnement de sa centrale au moins jusqu’en 2028. Une décision qui vise à anticiper les besoins de l’usine… de batteries électriques Panasonic ! Cherchez l’erreur. Un scénario similaire se déroule au Nebraska, où une centrale à charbon a été maintenue en activité pour "garantir la stabilité du réseau". Tant pis pour le climat. "It’s the economy, stupid", devisait James Carville, le stratège de la campagne électorale de Bill Clinton en 1992. La fameuse tirade n’a pas pris une ride.
Ayant épuisé toutes les solutions possibles, certaines entreprises endossent elles-mêmes le rôle de fournisseur d’électricité. Dans le Wyoming, Microsoft a décidé de construire un générateur au gaz à proximité de l’un de ses sites. "C’était soit le fournisseur d’électricité local qui ajoutait des capacités supplémentaires, soit nous", raconte Audrey Lee, directrice des partenariats énergétiques chez Microsoft, en marge d’un sommet dédié aux besoins de l’IA. Le géant de la tech a même pu négocier un tarif spécial pour son électricité, en échange de la mise à disposition de sa nouvelle installation lors des périodes de tension sur le réseau.
Autre exemple éclairant : la gigafactory de Tesla, au Texas, a fait le choix d’installer des panneaux solaires sur ses toits. "De plus en plus, les entreprises électro-intensives seront mises à contribution, prédit Raphaël Gallardo, chef économiste de la société de gestion Carmignac. L’investissement requis, uniquement pour répondre aux besoins énergétiques de l’intelligence artificielle, représente à lui seul 0,25 % du PIB américain."
"Le principal défi pour les centres de données, c’est qu’il n’existe pas de technologie capable de produire sur site, à l’échelle de leurs besoins actuels", résume Cy McGeady, chercheur associé au Center for Strategic and International Studies. Google ou Amazon pensent pouvoir compter un jour sur la fusion nucléaire ou les réacteurs de quatrième génération à sels fondus. Mais la mise en service de ces installations innovantes n’aura pas lieu avant plusieurs décennies. Trop loin pour le secteur de la tech, habitué à raisonner en mois.
Le réseau, talon d’Achille américain
Difficulté supplémentaire, la vétusté des réseaux électriques apparaît désormais au grand jour. Reliques des années 1960-1970 pour la plupart, les lignes à haute tension n’ont pas été pensées pour acheminer autant de nouvelles capacités, qui plus est de manière intermittente. Le pays va devoir se pencher rapidement sur le sujet, sous peine de devoir renoncer à une partie de sa croissance économique.
Plus surprenant au royaume de la libre entreprise, les démarches administratives constituent un obstacle supplémentaire. Pour être connectés au réseau, les projets énergétiques doivent obtenir le feu vert de l’opérateur local. Et c’est là que le bât blesse. Les délais d’examen s’étalent, en moyenne, sur plus de quatre ans et continuent de s’allonger. En Californie, il faut compter dix ans pour l’approbation d’un nouveau dossier par le régulateur, le plus lent du pays. Au Texas, en revanche, le temps d’attente moyen est inférieur à trois ans. Les constructeurs de data centers affluent ainsi vers cet Etat, séduits par la disponibilité de l’énergie et la rapidité des procédures, indique Surya Hendry, analyste à Rystad Energy.
Partout sur le territoire, la machine bureaucratique freine les développements. Elon Musk, le futur ministre de l’"efficacité gouvernementale", a du pain sur la planche. Plus de 2 térawatts de projets – en majorité renouvelables – cheminent actuellement dans les rouages administratifs. De quoi quasiment tripler les capacités de production du pays. Pour les data centers, les délais de raccordement au réseau explosent eux aussi. En Virginie, la compagnie d’électricité Dominion, qui compte de nombreux centres de données parmi ses clients, affiche un temps d’attente de sept ans, indique Surya Hendry. Les propriétaires de ces serveurs sont contraints d’accepter que l’électricité leur soit fournie par tranches, et que l’atteinte de la pleine charge s’étale sur plusieurs années après la fin du chantier. "Si nos clients pouvaient acheter l’électricité plus rapidement, ils le feraient. Mais ils ne le peuvent pas, car tout le monde a le même problème !", résume Bill Thomson, chez DC Blox.
Même le déploiement des points de recharge pour véhicules électriques s’avère plus long que prévu. Les 7 milliards de dollars alloués à cette fin par l’administration Biden n’ont servi à rien. Seule une poignée de stations supplémentaires ont vu le jour à travers le pays en deux ans, indiquait fin mars le Washington Post. Malgré les efforts de Tesla, l’Amérique accuse dans ce domaine un retard important sur l’Europe. "Le secteur technologique, historiquement rapide, se heurte désormais aux distributeurs et aux régulateurs, traditionnellement lents, note l’expert en investissements Dan Connell. Ces derniers ne peuvent pas fonctionner selon le modèle “Avancer vite et casser les codes”, qui a si bien réussi à la Silicon Valley. Les ambitions des entreprises de la tech sont telles qu’elles pourraient les obliger à accepter des coûts d’électricité plus élevés pendant un certain temps."
Au Texas, c’est déjà le cas. "Certaines sociétés paient trois fois le prix du marché pour sécuriser leur accès à l’énergie", confie un fournisseur. En Géorgie, où les tensions en matière d’approvisionnement sont particulièrement fortes, les professionnels se rassurent comme ils peuvent. "Bien que certains chiffres soient effrayants, je pense qu’il y a beaucoup de spéculation. Certes, les entreprises intéressées par la vente de terrains pour installer des centres de données se bousculent. Mais je pense qu’un grand nombre de ces projets ne verront finalement jamais le jour. Même s’il est difficile de déterminer lesquels", indiquait récemment Maggie Shober, directrice de la recherche de l’Alliance du sud pour une énergie propre, au Georgia Recorder, un média indépendant américain. Une chose est sûre : à défaut d’anticiper suffisamment l’essor de l’IA et de moderniser rapidement leurs infrastructures, les Etats-Unis pourraient se heurter à un mur énergétique.